Un exceptionnel poème biographique et politique consacré à l'artiste dada Hannah Höch. Bouleversant d'intelligence et de sensibilité.
Sur le blog Charybde 27 : https://charybde2.wordpress.com/2023/02/26/note-de-lecture-les-mains-dhannah-perrine-le-querrec/
On avait déjà pu apprécier la manière dont la poésie de Perrine le Querrec sait s'emparer d'un artiste, qu'il s'agisse de l'un des plus prolixes peintres du XXème siècle,
Francis Bacon (« Bacon le cannibale », 2018), sur lequel les documents abondent, d'une figure consumée par la dépression et la schizophrénie, en la personne d'
Unica Zürn habitant l'ombre d'
Hans Bellmer («
Ruines », 2017), ou même de pratiquants réels («
le plancher », 2013) ou imaginaires (« La ritournelle », 2017) d'un art brut s'il en est. Après s'être plongée au plus profond de la vie discrète et si méconnue, en réalité, de l'artiste allemande Hannah Höch (1889-1978), elle nous offre, avec ce « Les mains d'Hannah » publié en février 2023 aux éditions Tinbad, une nouvelle démonstration de sa capacité à percer et agencer les contenus intimes et politiques des faits artistiques signifiants pourtant les plus délicats.
Dans la discrétion complexe de la vie d'Hannah Höch, une figure de véritable compagnon de route, fût-ce à distance lorsque le nazisme vient abattre sa terrible botte cloutée sur l'art dégénéré, s'impose – et
Perrine le Querrec en dessine aussi, rusée, un beau et fugace portrait en creux : celle de
Kurt Schwitters. Ce qui nous entraîne naturellement du côté de la formidable saga poétique de
Patrick Beurard-Valdoye, celle du cycle des Exils, et tout particulièrement de son cinquième volume, le tourbillonnant et puissant « Narré des îles Schwitters », qui, entre invasion nazie du refuge norvégien et internement paradoxal des apatrides sur l'île de Man (on trouverait le même écho, davantage à l'état de traces cette fois, mais toujours sans hasard, dans son «
Gadjo-Migrandt »), dessinerait à son tour un réseau de résonances entre poètes érudits – ou plutôt poètes capables de transformer l'érudition en beauté quasiment pure (on pourrait y transfuser un autre auteur publié plusieurs fois chez Tinbad, lui aussi : le magnifique
Lambert Schlechter de «
Une mite sous la semelle du Titien » ou de « Je n'irai plus jamais à Feodossia ») – et transmuter ainsi au quotidien le sens de l'Histoire comme celui de nos combats.
Hannah Höch conduit au long cours un double combat : celui, paradoxal en apparence, du féminisme à l'intérieur d'un mouvement dada minorant sans le dire – mais bien systématiquement, à l'exception notable et notée, justement, de
Kurt Schwitters et de Jean Arp – la place des femmes, et donc absolument non spécifique de ce point de vue, et celui, joué dans l'anonyme cachette en pleine vue d'un pavillon de la banlieue berlinoise, devenu secret sanctuaire et reliquaire, pendant les années de terreur et de guerre, de tous ce que les nazis cherchent précisément à détruire.
Perrine le Querrec déploie son art rare, presque unique, pour nous permettre de partager l'ardeur furtive de cette bataille jumelée.
Peut-être davantage encore que dans ses oeuvres conçues en trace plus directe (comme «
le prénom a été modifié », « Les trois maisons » ou «
L'apparition », par exemple),
Perrine le Querrec nous offre ici un somptueux travail sur les ruptures de rythme (le
Gherasim Luca de «
Héros-Limite » n'est parfois pas bien loin, comme dans ces sublimes « Je libération de la femme » ou « J'hannahcoluthe »), résolvant pour nous l'équation à plusieurs inconnues d'un langage-collage. Face aux affirmations patriarcales comme plus encore, dans un autre registre, face au vacarme simplifié du nazisme (l'oeil cligne alors en direction de
Victor Klemperer et de sa « L.T.I. », bien sûr, mais aussi du « Tambour » de
Günter Grass, voire, lorsque la langue se technicise pour dessécher, vers
Sandra Lucbert et son «
Personne ne sort les fusils »), il s'agit bien de détourner John L. Austin et d'écrire ce magnifique : « Quand faire c'est vraiment dire ».
Car ce « faire » précisément, celui qui s'exprime dans ce « Écrire sur toi c'est suivre la danse de tes ciseaux », est bien celui qui sous-tend le travail de Hannah Höch et la lecture qu'en propose
Perrine le Querrec (qui retrouve d'ailleurs aussi lorsque nécessaire ses accents de « de la guerre » ou de «
Warglyphes »). Comme l'affirmait, seul ou presque de son genre,
Kurt Schwitters, ces arts du découpage, du collage, de la broderie ou de la fabrication d'objets ne sont ni « mineurs » ni « décoratifs » (contrairement à ce qu'implique encore et toujours un vocabulaire muséographique décidément bien ancré). Et c'est ainsi que se trouvent bien au centre de cette scène les MAINS, les mains d'Hannah pour lesquelles, détournant une formule dada en slogan soudaïevo–volodinien, les émancipant pour nous des fatras qui les encombrent, le sous-titre de ce formidable poème en forme d'enquête biographique et politique réclame : « liberté illimitée pour Hannah Höch ».
Lien :
https://charybde2.wordpress...