L'homme qui s'évada

Eugène Dieudonné n'était certainement pas prédestiné à devenir si célèbre dans la France de ces premières années du XXème siècle.
Sa célébrité il la doit à ce qu'alors qu'il côtoie les milieux anarchistes, il est arrêté en février 1912 et accusé d'être l'un des complices de la bande à Bonnot qui a notamment braqué la Société Générale rue Ordener. Dénoncé par un témoin manipulé par la police, alors même que les membres de la bande à Bonnot l'ont innocenté, il sera condamné à mort.
Cependant, Raymond Poincaré alors Président de la République peu convaincu par la réalité de sa culpabilité va commuer sa peine de mort en travaux forcés à perpétuité et Dieudonné sera emprisonné au bagne de Cayenne.
Il s'y conduira de façon exemplaire, si ce n'est ses tentatives d'évasion.
Il finira par réussir à se faire la belle en décembre 1926 après presque 15 ans de bagne.
Mais un terrible périple l'attend encore.
Il faut réussir à survivre dans la forêt guyanaise pour essayer de rallier le Brésil.
C'est l'histoire de cet homme que nous raconte Albert Londres alors qu'il a lui-même mené campagne pour que Dieudonné soit gracié et réhabilité. Albert Londres qui se rendra lui-même au Brésil et qui insistera auprès des autorités françaises pour qu'il puisse lui être rendu son passeport afin de ramener avec lui un homme libre.
Dramatique histoire, qui sous la plume d'Albert Londres nous ferait presque croire à un roman d'aventures si ce n'est qu'elle décrit le bagne effroyable machine à broyer des hommes bien souvent condamnés pour des broutilles et parfois même comme Dieudonné tout simplement parce qu'il fallait un coupable peu importe qui, et la volonté surhumaine de ces hommes à survivre.

Après avoir lu Au bagne, le reportage terrifiant d'Albert Londres sur le bagne de Guyane, et La vie des forçats, le livre écrit par l'ancien bagnard Eugène Dieudonné après son amnistie et son retour en France (sur le conseil d'Albert Londres et préfacé par ce dernier), je me devais de lire le troisième ouvrage témoignant du lien entre ces deux hommes hors du commun : Adieu Cayenne, également parfois publié sous le titre "L'homme qui s'évada" (il s'agit bien du même livre !)
Il s'agit du compte-rendu probablement extrêmement fidèle du long entretien qu'Albert Londres a eu avec Dieudonné dans une chambre d'hôtel de Rio de Janeiro, après la dernière évasion couronnée de succès du forçat. Ladite évasion, encore fraîche dans l'esprit du fuyard, y est relatée en détail, de même que les tergiversations politiques entre les pouvoirs publics français et brésiliens, entre demande d'extradition, pression de l'opinion publique, etc. Tout cela est passionnant et d'une grande modernité (cf l'affaire Julian Assange par exemple).
L'horreur du bagne n'est pas directement au programme de cet ouvrage, mais son ombre menaçante et omniprésente plane sur le récit de cette évasion, de bout en bout. En creux, on la devine, à voir l'acharnement surhumain de Dieudonné et de ses compagnons de débine à s'évader à n'importe quel prix et à préférer sans hésiter la mort à une nouvelle capture.
La scène de "l'Autre", qui continue, bien qu'agonisant, à marcher des jours et des jours en serrant les dents pour ne pas être lâché par ceux qui n'ont pas encore été repris, en dit long, très long.
Véritable leçon de résilience et de détermination d'un innocent à se soustraire à une condamnation injuste, ce récit est un monument historique à lui tout seul.

L'homme qui s'évada nous narre le récit de l'évasion (on aurait pu s'en douter) du forçat Dieudonné, qui eut la malchance de fréquenter au mauvais moment les mauvaises personnes...Albert Londres dévoile ici les impairs juridiques de l'époque et ce qu'ils pouvaient coûter à un homme.

Une évasion du bagne de Cayenne et d'une fuite vers le Brésil voisin qui peut faire étrangement écho aux parcours des migrants : nécessité de se cacher, souffrance de la faim, affrontement des dangers et de la violence de la nature, de la mer, de la jungle, dénuement face à d'autres hommes qui profitent d'une position de faiblesse pour s'enrichir, accueil chaleureux ou au contraire renvoi sur demande à la case départ, soulèvement d'une partie de la population en guise de soutien...ou de protestation : le réfugié est ici français au Brésil.

Heureusement, la fin des péripéties de Dieudonné se termine comme dans un rêve, grâce au soutien et à l'écho réservé à son histoire par Albert Londres.

Sous son aspect parfois exagéré, le récit du journaliste soulève encore une fois des problèmes majeurs de justice, d'humanité et de dignité.

Une aventure extraordinaire. Tout pour appeler l'attention : Dieudonné, la bande à Bonnot, Cayenne et une évasion-aventure tragique avec des surprises. Et le style de Londres, cette façon de nous faire admettre, toujours, que tous les personnages qu'il rencontre et interviewe, parlent le Londres.
Un plaisir,.
Pas vraiment une dénonciation là, mais un début de réflexion sur le bagne (à vrai dire assez peu, puisque l'important de ce texte est l'évasion), sur la justice et la formation d'une erreur judiciaire (du genre que l'on peut se flatter d'éviter à l'avenir.

Pour moi, c'est un chef d'oeuvre. Pas besoin d'être long, 146 pages, tout comme "24 heures de la vie d'une femme" de Stephan Zweig pour être au-dessus du panier. La qualité plutôt que la quantité. L'écriture est dense, rapide, précise, un scalpel. L'aventure humaine authentique est sensationnelle et captivante.