Ô que ce court récit d'
Irène Némirovsky est un bijou de virtuosité, de cruauté et de jubilation... ! Je m'en suis délecté. C'est écrit comme une magnifique mécanique de précision... Avec une âme qui viendrait en plus... C'est peint, s'est dessiné au scalpel, dans chaque geste, chaque sentiment, chaque pas qui nous permet d'approcher les personnages dans un quasi-huis-clos pesant au fur et à mesure que viennent les pages.
Le Bal, c'est ce récit qui précède justement
le bal qui sera donné...
Et l'on peut se demander à ce jeu étrange, féroce et violent qui sont les personnages les plus cruels, qui sont les victimes aussi ?
Nous entrons dans l'univers des Kampf, un couple de riches bourgeois, nouveaux riches, aux allures de parvenus, encore sonnés par l'étonnement d'être devenus brusquement riches alors qu'ils en rêvaient depuis toujours, grisés par l'ivresse d'être montés si vite au sommet de la bourgeoisie en si peu de temps. N'avez-vous jamais remarqué comment certaines personnes sont stupides dans l'ivresse, alors que d'autres seront belles dans une ivresse similaire ? Ce n'est donc pas une question d'ivresse, l'ivresse n'y est pour rien, sauf peut-être dans cette capacité de révéler les choses, la vraie nature des gens... Ici, vous allez vous régaler avec Madame Kampf, Rosine de son petit nom, cette femme est détestable et l'on voudrait comme Antoinette que son monde idéal autour d'elle, en elle, s'écroule comme un château de sable. Ce serait si simple, si facile. Mais la vie n'est pas comme cela. Au fond, Rosine, pardon Mme Kampf, ne nous a rien fait, elle ne fait rien de mal si on réfléchit bien, sauf peut-être au monde que se construit Antoinette, et puis à son besoin de tendresse inassouvi, et c'est peut-être que cela nous paraît brusquement insupportable...
Leur richesse, on la doit à Monsieur Kampf qui était employé de banque. Est-ce un coup de génie, un coup inspiré, un coup de poker ? En l'occurrence, il s'agit ici d'un magistral coup à la bourse qui projette dès lors le couple dans une autre univers... Nous sommes en 1926... Tiens, c'est l'année de naissance de ma chère et regrettée Maman...
Quand on est nouveau riche et arrogant, on veut vite le faire savoir, le montrer et pas qu'un peu. Je vous dis cela, mais je n'en sais rien... C'est du moins ce que j'ai appris en lisant ce court roman qui est jubilatoire.
Ma grand-mère disait : « nous allons mettre les petits plats dans les grands plats »... C'est ce que vont faire les Kampf, enfin plutôt Mme Kampf, le mari m'est apparu comme une sorte de petite marionnette au service de Madame... Quoi de mieux qu'un bal, un vrai bal à l'ancienne, un bal cossu comme on les offrait encore dans les milieux de la haute bourgeoisie à cette époque-là, peut-être et sans doute encore aujourd'hui j'imagine... Un bal chez eux, s'il vous plaît, pour montrer, se montrer, faire entrer la belle société et sa cohorte dans l'arrogance festive et outrancière de leur intérieur.
Leur fille Antoinette, qui a quatorze ans, rêve d'entrer dans le tourbillon de la vie, elle n'y aura pas droit. On le lui fait comprendre comme d'un revers de main, quelque chose qui claque comme le bruit et la violence d'une gifle. Une humiliation...
C'est la douleur d'une enfant blessée, meurtrie, un chagrin qui gronde, qui couve. C'est l'histoire d'une vengeance sans préméditation, qui naît comme cela, comme un coup de sang, comme un coup porté au ventre, comme un coup d'éclat. D'un geste libre et terrible...
C'est terrible l'enfance quand elle a mal, c'est violent aussi. Pour l'enfant qui a mal, pour les autres aussi. Après. Parfois longtemps après. Peut-être toujours.
On dit que la violence révèle les vrais visages. Ici, forcément, les masques tomberont, bien que ce ne soit pas un bal masqué...
Le Bal est apparu sous mes yeux comme un récit initiatique sur l'enfance, ses tourments, ses blessures, un rêve criblé par les désillusions de la vie, un rêve qui trébuche, qui tombe, qui peut-être se relèvera, ou pas, ou bien d'une autre manière...
Quel bagage, quel héritage, si j'ose dire, poser dans la barque qui quitte la rive de l'enfance, la rive d'Antoinette, vers le monde incertain des adultes ?
Ce court roman est puissant car, en si peu de mots, j'ai été époustouflé par le séisme des phrases, la construction ciselée, la fulgurance inattendue des sentiments au coeur du texte, le dénouement qui m'est apparu au final touchant, déstabilisant...
Pathétique aussi. Terriblement pathétique.