C'est une courte phrase, sibylline, qui est entrée dans
L Histoire. Un "Je vous ai compris" qui a retenti autant pour bâtir la légende d'un homme, général anonyme au début des années 1940 en qui s'est incarnée une nation, que pour donner une impulsion nouvelle à un conflit de décolonisation dans lequel la France était enlisée. le moment historique auquel cette phrase intervient est décisif : depuis le début du mois de mai, les généraux en poste en Algérie se sont mis en mouvement pour initier un putsch qui aurait pour but de sauver l'Algérie française et, selon leurs dires, la République française. Quatrième du nom, celle-ci est un système parlementaire dans lequel, en un rythme effréné, les oppositions défont les gouvernements pour, elles-mêmes, tenter (sans succès, évidemment), de diriger un pays ingouvernable. Et, dans un climat de crise comme celui de mai 1958, cela n'arrange rien, et laisse à
L Histoire les mains libres pour écrire une page des plus étonnantes et des plus comiques, si l'on peut dire. de ces événements extrêmement confus,
François Boucq et
Nicolas Juncker tirent un récit enlevé, qu'ils placent dans le registre de la farce. Cependant, la lecture se double d'une dimension politique qui nous parle évidemment, pourtant plus de soixante ans après que ces événements se soient déroulés.
Les auteurs, il faut le noter, ont fait le choix de la confiance à leurs lecteurs. Ainsi le récit débute in media res, sns un mot ou presque pour les quatre années de conflit qui ont précédé. de la même façon, aucun personnage ne viendra résumer les faits dans une sorte de monologue incongru à destination essentiellement du lecteur. A la place, Junker et
Boucq déroulent leur narration sur un rythme élevé, passant de Paris à Alger, du gouvernorat général à l'Assemblé Nationale ou aux palais parisiens de la République, ou encore à une petite propriété haut-marnaise sans répit pour le lecteur. du rythme, il en faut pour caser ce mois agité qui fit vaciller la République. Il fallait aussi un dessin à la hauteur de l'ambition, ce qu'apporte - c'est une heureuse habitude pour lui -
François Boucq, qui a l'art de donner une grande apparence de réalisme à ses scènes, tout en croquant les gueules de ses personnages à qui il sait donner à qui la bêtise, à qui une envergure démesurée, a qui l'outrance de la colère. Sans verser dans la caricature,
Boucq réussit néanmoins à donner à ses personnages un caractère théâtral, qui colle parfaitement avec le ton de l'album : tout ceci n'est qu'une farce.
Une farce historique, donc, dont le cadre tragique est bien celui d'une guerre de décolonisation, dans une ville - Alger - dans laquelle, durant plusieurs mois, les parachutistes du général Massu ont mené une opération de tentative de liquidation du FLN, usant d'assassinats arbitraires et d'actes de torture. A la lecture, cependant, on comprend le choix d'un tel ton par les auteurs. En effet, sans revenir ici ni sur l'exhaustivité, ni sur la chronologie des événements qui auront conduit le général
De Gaulle à revenir au pouvoir, on conviendra aisément de leur caractère farfelu, en décalage manifeste avec, d'une part, leur traitement médiatique contemporain, d'autre part avec les conséquences politiques majeures qu'ils auront eues. La pièce se joue en deux lieux. A Alger d'abord, autour du général Salan, un vent d'insurrection souffle, consécutif à la rumeur de la nomination de Pierre Pfimlin comme président du Conseil - le chef de gouvernement, dépositaire du pouvoir exécutif dans cette IVème République -, lequel pourrait entamer des négociations avec le FLN. Les négociations signifient, pour eux, la fin de l'Algérie française, ce qui est inacceptable. Très vite, dans le huis-clos du gouvernorat général, les esprits s'échauffent, militaires et civils rêvent d'un coup de force sur Paris, Massu tient prêt ses paras, cependant que Salan, obstinément loyal à la République, refuse de donner le feu vert à toute opération. Mais les signaux envoyés par Paris finissent par le précipiter dans le camp des putschistes, dans le but de sauver et l'Algérie française, et la République. Tout semble être un gigantesque quiproquo, une mosaïque de malentendus et d'attentes infondées ou déçues. A Paris, Pfimlin est investi comme président du Conseil, et doit à la fois assumer les décisions prises par l'ancien président du Conseil, Félix Gaillard, et à la fois faire face à un manque d'information criant, quant aux résolutions des putschistes. A un tel niveau de pouvoir, on attendrait mieux. D'autant que, à force de vouloir ménager la chèvre et le chou, à ne vouloir mécontenter ni les politiques français ni les généraux d'Algérie, Pfimlin finit par tous se les aliéner. Les rares hommes qui l'approchent lui apportent une aide que ne renieraient pas ses pires ennemis. Ainsi
Guy Mollet, ancien président du Conseil et socialiste, lui obtient le soutien des communistes (un comble dans cette période de Guerre Froide !) et appelle même, dans un geste de défi autant ridicule que dérisoire, le général
De Gaulle au pouvoir. le reste de la troupe est au diapason : depuis les civils comme Delbecque et Lagaillarde qui aiment à jouer aux petits soldats jusqu'à Massu, peint en un idiot de moins en moins utile à ceux qu'il sert (on le voit répéter, tel un perroquet, les propos de Salan ou balancer à tout bout de champ un "Vive de Gaulle" qui finit par faire croire en l'implication de ce dernier dans les événements), en passant par la poignée de militaires jurant de prendre la préfecture de la Loire en faisant croire à la presse à un soulèvement de quinze mille soldats, ou par une opération grotesque en Corse, rien n'est bien sérieux, et pourtant cela fonctionne. Presse à l'appui qui théâtralise, dans des unes grandiloquentes, des non-événements, associée à un climat social très tendu à Paris et à Alger, voilà une idée de putsch qui devient réalité.
Tout ceci pourrait tenir de la simple farce, de la fable plaisante, quoique historique, comme une manière de regarder avec un dédain amusé les déboires de nos ancêtres. Hélas, ou plutôt, fort heureusement, l'album possède une autre vertu, qui est de parler aussi de notre époque. Car, rappelons-le,
De Gaulle qui arrive en 1958 au pouvoir mettra au point, avec
Michel Debré, la Constitution de la Vème République ... Constitution dont notre système politique actuel dépend encore, et qui a substitué au système parlementaire un système présidentiel, basé sur la notion d'homme providentiel, le Président de la République, censé incarner la Nation. Que de Gaulle ait pu, aux heures les plus sombres de la France, en pleine Seconde guerre mondiale, personnifier la Nation, cela peut s'entendre, et c'est là le rôle des historiens de le dire. Il n'en demeure pas moins qu'aujourd'hui encore, l'idée dune rencontre entre un homme (ou une femme) et son peuple domine très largement la vie politique française. On constatera aussi que ce système est directement héritier de deux périodes, relatives à des crises politiques majeures : la guerre d'Algérie, en premier lieu, la Seconde guerre mondiale en second lieu, qui a donné une envergure nationale à un général anonyme exilé à Londres. L'intermède de la IVème République doit être évacué : système honni par
De Gaulle, il explique la retraite paisible du général à Colombey. Son ombre plane durant une grande partie de l'album, la tranquillité de la vie quotidienne du général (la visite du tailleur, la promenade du chien, le souper ...) contrastant avec l'agitation politico-militaire. de notre époque, comme de toutes les époque, l'album raconte aussi que la politique est affaire humaine. Quoique grotesque que nous apparaisse certaines situations décrites dans l'album, le plus saisissant est peut-être que les personnages gardent, chacun, une cohérence qui détermine leurs actions. Ainsi de Pfimlin, qui confirme les pleins pouvoirs à Salan, car il le croit l'homme de la situation pour calmer les ardeurs algéroises, et qui confirme le blocus pour rassurer Paris. Tout ceci démontre que la politique, par nature, est chose fragile. Les systèmes les plus solides en apparence peuvent donc, par des concours de circonstance, par un ensemble de décisions individuelles, par un manque de communication ou par l'absence de compréhension, par le soutien, enfin, de forces inhérentes au système (les médias, notamment), dangereusement vaciller, voire s'effondrer. Au-delà de la farce, nous voilà prévenus.