En fait, M. Farhat me paraissait l’adepte d’une philosophie ultra-mercantiliste. Je commençais à me dire qu’il nous faisait subir un esclavage moderne. C’était révoltant. Ce qu’il ne concédait pas. Pour lui, c’était du prosélytisme qu’il faisait pour sauvegarder « les derniers sanctuaires des penseurs » (les librairies). Il ne faudrait pas donc que ces penseurs qui œuvrent pour sortir notre monde de l’abîme, disparaissent avec leurs œuvres. Même une religion révélée n’aurait pas fait mieux pour préserver ses valeurs et symboles religieux. Mais pour moi, c’était tout simplement l’appât du gain qui l’animait. Nous n’étions pas des galériens, encore moins des esclaves modernes qu’il devrait utiliser dans sa fausse défense des intellectuels. D’ailleurs, ces derniers, qui siègent partout dans les librairies, n’auraient pas accepté qu’un employé subisse la pression de la part d’un employeur. Il faut respecter leur mémoire pour tous les efforts qu’ils ont fait et sont en train de faire pour rendre meilleure notre humanité.
« Et pourtant, cher ami, je ne suis pas opposé à ta philosophie communiste, avait-il réagi lors d’un de nos différends, rouge de colère comme tout chef autoritaire. Si vous ne travaillez pas avec assiduité des fourmis, vous ne survivrez pas, ni vos intellectuels. De même que nous dont la survie dépend de leurs ouvrages. C’est un pacte de survie signé entre nous et ces auteurs sans aucune remarque. Tu sais, depuis plus de vingt-cinq ans je suis libraire, mais je n’ai jamais lu dans le préambule d’un livre comme cet avertissement : ”Que cet ouvrage ne soit pas exposé dans une librairie qui pratique l’esclavage moderne”. Le souci des auteurs c’est tout autre chose : la vente, la rentabilité, la réputation. N’as-tu pas vu des écrivains locaux marmonner en sortant, parce que la vente de leurs ouvrages n’est pas satisfaisante ? Les auteurs étrangers se comporteraient autant, s’ils essuient des revers. Quand ils viennent, ils ne cherchent pas à savoir si vous êtes réduits à l’esclavage moderne, ou si vous faites les princes et les princesses charmants dans cette librairie ; ils cherchent plutôt à savoir si vous les vendez. Tu n’as pas assisté hier à la prise de bec entre moi et cet écrivain chauve comme Flaubert ? Il me disait de remplacer mon équipe, car vous avez été incapables de vendre un seul exemplaire de son ouvrage.
Je fus pris de court par ce que je considérai comme une calomnie.
— Quoi ? Je crois que c’est injuste de sa part de nous dénoncer, M. Farhat. Je l’ai lu, il a du génie, mais nous ne parvenons pas à le vendre à un lectorat déjà captivé par les auteurs étrangers. Cependant, il pourrait être l’une des victimes de notre politique de vente.
Cela faisait près de trois semaines que nous partagions la vie de jeune couple. Elle suivait normalement ses cours, et moi je me réveillais tous les matins de bonne heure pour aller travailler comme Sisyphe roulant le rocher. Le rythme n’avait pas changé, sauf que je jouissais de mes promotions d’antan et d’une grande considération de la part de M. Farhat. Il semblait qu’avant mon arrivée les nouvelles têtes étaient informées de mon caractère rebelle, dont mon tempérament qui pique une crise de nerf quand un collègue rôde autour de moi entretenant un client. Ils ne faisaient que m’observer de loin d’un air jalousement méfiant.
Je rentrais les soirs, harassé, emporté contre le capitalisme, mais une fois au seuil de la porte j’affectais un petit sourire. Car je m’attendais que Grace m’ouvre la porte.
Pour me relaxer les soirs, j’avais acheté à Grace un petit livre de massage thaï. Elle l’a dévoré en un seul weekend et l’a mis tout de suite en pratique.
Une nuit, tellement le massage était d’une expertise magique, je suis tombé dans les bras de Morphée. L’homme qui avait tout programmé pour être au septième ciel, s’est vu le matin couché sur son ventre comme un bébé emmailloté, bras et pieds écartés, tête aplatie. J’étais fâché, et je lui ai dit : « Vraiment, ma chérie, un peu de respect quand même. C’est de se moquer de moi que de me coucher comme une tortue géante. Il est évident que c’est toi qui as écarté mes pieds et mes bras. Tu ris ?.... Donc c’est toi… Je jure que je vais mettre un cafard sous ton drap la nuit. »
On m’avait dit que toutes les femmes ont peur des insectes et des petits rongeurs domestiques. Grace me le confirmait. « Non, bébé, je t’en prie, c’est pas moi, me supplia-t-elle.
— Si tu ne me dis pas la vérité, je mets ma menace en exécution cette nuit. C’est toi, ou pas ? » Frisson ! Confession ! C’était elle. Une claque câline sur les fesses.
Il tint les deux feuilles, y jeta un coup d’œil, avant de me les remettre et dire : « Pauvre Rousseau ! Il aurait été moralement torturé par ses rivaux contemporains acquis à la cause d’une aristocratie hédoniste, pour nous avoir laissé cet immortel Discours sur l’origine et les fondements de l’inégalité parmi les hommes. Mais attention ! Je ne nierais pas les exigences de Voltaire pour l’instauration d’une société jouissant de tous ses droits : la justice et la liberté d’expression ; et surtout la tolérance religieuse qui l’a incité à publier le célèbre Traité sur la tolérance en pleine affaire Calas.
— Effectivement, monsieur ! Mais où se trouvait Rousseau dans l’affaire Calas ?
— Il n’y a pas joué un rôle prépondérant, mais il aurait incité, comme le pensent certains rousseauistes, son ami Loyseau de Mauléon, avocat alors au Parlement de Paris, à défendre la famille Calas.
— Non ! Je ne le pense pas.
— Pourquoi ? Alors, je ne doute plus que vous soyez de la confession voltairienne.
— Oh que non ! » dis-je, saisi d’un fou rire parce qu’il me soupçonna d’être de la ”confession voltairienne.”
J’avais lu Les Mille et Une Nuits et souhaité avoir une Shéhérazade me raconter chaque nuit une histoire dont la suite serait reportée le lendemain. Mais maintenant que j’avais une Shéhérazade en la personne de Grace qui m’attendait sur le lit, je ne voulais pas être le sultan Shahryar. Non, je ne pensais pas à me débarrasser d’elle comme le sultan, qui, après l’infidélité de sa première épouse, n’a passé qu’une seule nuit avec toutes les femmes qu’il épousa ensuite avant de connaitre Shéhérazade. Je voulais tout simplement la posséder chaque nuit, mais qu’elle ne me raconte une histoire comme Shéhérazade : la cause de sa fugue, ce coup de théâtre dans sa relation avec ce vieux con, etc. Je ne pourrais que lui autoriser des petites blagues qui nous fassent rire. Nous dormirions ensuite, ou nous ferions l’amour.
Mademoiselle Zaïna avait une beauté que la plupart des grands maitres peintres européens cherchaient à en faire un chef-d’œuvre dans l’âge classique. Quand elle s'est levée, j’ai cru que l’homme blanc n’a plus de bon goût en matière de beauté. Il est tellement frappé par les effets contreproductifs du capitalisme qu’il a foulé aux pieds les valeurs culturelles de ses rois, ducs, comtes, vicomtes, lords, gentlemen, etc. Comment peut-il préférer une maigrichonne à une pulpeuse comme Zaïna qui a des seins bien arrondis dotés de deux tétons en train de saillir au-dessus d’une poitrine bien remplie... ?
Avec tous mes humours !