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Anne Rabinovitch (Traducteur)
EAN : 9782234063631
783 pages
Stock (13/01/2010)
3.98/5   190 notes
Résumé :
Une gigantesque demeure dans la région de Chautauqua, près du mythique Lac Noir. Six générations d’une même famille l’habitent au cours du xixe siècle : les fortunés et influents Bellefleur. Ils possèdent une multitude de terres, emploient leurs voisins et pèsent sur le gouvernement. Groupe excentrique et prolifique, ils composent un clan des plus bigarrés : un tueur en série, un allumé qui part se terrer dans les montagnes à la recherche de Dieu, un noctambule inqu... >Voir plus
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Etoiles Notabénistes : ******

Bellefleur
Traduction : Anne Rabinovitch

ISBN : 9782253183008

Quiconque a lu Joyce Carol Oates sait, avant d'entamer l'un de ses ouvrages qui lui est encore étranger, qu'il va, très probablement, plonger dans un monde extrêmement particulier : le plus souvent par l'univers qu'elle crée (et qui évoque toujours à mes yeux le monde d'Alice au Pays des Merveilles, bourré de dangers insoupçonnés et de non-sens qui, soigneusement examinés, ne sont pas si dépourvus de signification qu'ils voudraient le paraître) mais aussi par le style et par sa technique (nombreux retours en arrière, entremêlement de temps différents, parfois descriptions qu'on croit bien réelles de ce qui n'est en fait que fantasmes purs). Dans "Bellefleur", qu'elle appela à sa sortie son "livre-vampire" tant il lui avait pris d'énergie, elle met toute la gomme, si j'ose dire, et cela donne un autre chef-d'oeuvre (oui, Oates en a créé quelques uns.)

Tout le roman, en particulier sa fin, qui intriguera, et même en frustrera plus d'un, est contenu dans cette phrase d'Héraclite citée en exergue : "Le Temps est un enfant qui fait une partie de dames ; le royaume est entre les mains de l'enfant."

Bellefleur, en France, avant la Guerre d'Indépendance des colons anglais d'Amérique du Nord, c'étaient un duché, un titre, des armoiries, un duc. Ce personnage, indésirable à la cour de Louis XV, tente l'aventure des colonies lointaines et, par des moyens qui vont du plus honnête au plus tordu, se fait au moins un nom sur le Nouveau continent. Il y fait aussi souche de trois fils : Louis, Jedediah et Harlan. Louis, à son tour, épouse une Irlandaise, Germaine O'Hara, dont il a deux fils et une fille. Mais, pour des raisons que je ne tiens pas à vous livrer, c'est aux aventures de la souche issue du mariage de Jedediah avec la veuve de Louis qu'Oates nous invite à assister.

Comme d'habitude, elle feint de nous demander de nous contenter de notre rôle de spectateurs. Mais, dès le début, avec l'entrée en scène, dans l'immense manoir des Bellefleur, par une monstrueuse nuit d'orage, du chat Mahalaleel, recueilli par Leah, l'épouse de Gideon, l'arrière-arrière-petit-fils de Jedediah en ligne directe, le lecteur sent bien qu'il lui faut bouger, agir. Il prend le roman - et c'est un pavé, je vous le garantis - à pleins bras et il se plonge dedans, au point d'y disparaître comme dans une piscine enchantée ou victime d'un maléfice, refaisant de temps à autre surface pour reprendre un peu d'air et se poser des questions du genre : "Mais n'avait-il pas ? ... Où ai-je donc lu que ? ... Pourquoi ai-je cru que ? ...", puis replongeant à nouveau dans le but de découvrir l'issue du labyrinthe conçu par l'auteur.

Tout ce qui peuple l'imaginaire d'Oates est présent au rendez-vous : un tambour de la Guerre de Sécession que Raphaël, l'arrière-grand-père, qui rétablit la fortune des Bellefleur et fit construire cette énorme, cette incroyable bâtisse où la famille habite et s'agite, ordonna de faire tendre de sa propre peau une fois qu'il serait mort ; une chambre somptueuse, baptisée "la Chambre Turquoise", où tout le monde a l'interdiction d'entrer car elle est hantée (on ne retrouva jamais le dernier membre de la famille qui s'y établit) ; un clavicorde, fabriqué pour l'épouse de Raphaël, la douce Violet (laquelle alla se jeter une nuit dans le lac de la propriété), et qui est également hanté ; un enfant, le petit Samuel, qui disparut lui aussi dans un lac (il y a plusieurs étangs et lacs dans la propriété, c'est bien pratique), attiré par ce qu'il y voyait ou croyait y voir ; l'oncle Hiram dont il faut surveiller les crises de somnambulisme ; une tante, Della, devenue veuve très jeune et en d'étranges circonstances, qui a préféré par la suite aller vivre dans une petite maison, un peu plus loin, avec sa soeur Matilde, célibataire enragée ; une jeune fille, Yolande, dont on ne sait trop si elle a disparu accidentellement ou si elle s'est enfuie ; un ... ; une ... ; des ... ; enfin, tout un capharnaüm d'êtres et de choses étranges sans oublier l'inquiétant Mahalaleel et ses innombrables rejetons, allant, venant, rôdant, flattant, griffant, crachant, dévorant des ratons-laveurs, etc, etc ...

Et mille petites histoires sur la destinée de tous ces Bellefleur qui aboutissent à Gideon, à son épouse, à leurs jumeaux et surtout à l'enfant qu'ils eurent en dernier, la petite Germaine, laquelle possédait à la naissance une particularité fort ennuyeuse que sa grand-tante Della, à moins que ce ne fût la grand-mère Elvira, qu'on verra plus tard se remarier à plus de cent ans, a résolue sans tambour ni trompette.

Evidemment, comme dans tout labyrinthe qui se respecte, il existe des impasses, des chemins qui ne mènent à rien ou à pas grand chose, des pas (et des pages) sur lesquels le lecteur doit revenir, des incertitudes qu'on déplore, des certitudes qu'on eût aimé ne pas acquérir, des points de suspension qui ressemblent aux cailloux du Petit Poucet ...

C'est du Oates, enfin, du Joyce Carol Oates dans toute sa splendeur, avec tout ce qui l'a rendue célèbre : profondeur mais accessibilité, journées radieuses mais forêts sinistres, folies joyeuses et folies meurtrières, quête sans fin de l'Etre et sa perte quand le personnage se rend compte qu'il n'atteindra pas ce qu'il cherche ou alors quand il s'égare et part dans une mauvaise direction, minutie des détails, qu'ils soient agréables à répertorier ou, au contraire, terrifiants, réalisme saupoudré, comme toujours, de fantastique, et enfin interrogations éternelles sur le Temps et l'Etre ...

Si vous aimez Joyce Carol Oates jusque dans ses livres plus "basiques" comme "Les Chutes", vous ne pourrez qu'adorer, magnifier, glorifier "Bellefleur" avec lequel je vous laisse, le coeur tranquille, pour cet été. Bonne lecture ! ;o)
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Bellefleur, publié en 1980, débute le cycle dit "gothique" de Joyce Carol Oates. L'auteure le qualifie elle-même de "roman-vampire" qui la vida alors de son énergie. Sa lecture permet d'approcher, dans une certaine mesure, cette sensation.

Mme Oates peint avec l'énorme pavé une saga familiale qui se déroule dans le sud-ouest de l'État de New York. La dynastie commence, du moins en Amérique, avec Jean-Pierre, fils renié du duc français de Bellefleur et exilé dans le Nouveau-Monde dans les dernières décennies d'un XVIIIème siècle prolifique en changements politiques et sociaux.
Le récit déroule de façon non linéaire l'arbre généalogique tout au long du XIXème siècle jusqu'après la fin du premier conflit mondial.
Famille étrange, souvent fantasque, voire dérangée pour certains membres. Ils vivent tous depuis l'époque de Raphaël dans l'énorme et bizarre monstruosité architecturale dit le manoir des Bellefleur.

Comme précisé plus haut, Joyce Carol Oates joue avec la chronologie, mêlant analepses et prolepses. Dense, labyrinthique et fréquemment déstabilisant, le roman s'amuse à perdre son lecteur dans ses méandres. Fort judicieusement, l'auteure a placé un arbre généalogique de la famille qui permet de s'y retrouver. Un peu. Car il n'y a pas que le temps qui souffre de distorsion. La réalité se trouve parfois en situation bancale, flirtant avec l'irréel. Gothique oblige, après tout.

Roman fou, roman baroque, roman déconcertant, roman qui pèse son poids mais roman qui mérite les efforts produits pour s'acheminer jusqu'à sa dernière page. Difficile de vraiment s'attacher aux très nombreux protagonistes tant leurs bizarreries les placent en-dehors d'une pleine compréhension. Reste une indéniable fascination pour la fresque familiale américaine. Fascination... un terme récurrent à l'évocation de l'oeuvre de Joyce Carol Oates... A la sienne même d'ailleurs.
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Quel morceau ! 974 pages en livre de poche me direz-vous. Joyce Carol Oates ne fait pas dans la concision. Peut-être qu'il n'en fallait effectivement pas moins pour peindre les deux cents ans de l'histoire des Bellefleur. Leur implantation sur les terres américaines encore vierges de toute emprise blanche à la fin du 18e siècle et la conquête tumultueuse mais triomphante de ce qui n'est rien moins qu'un empire.
Pourtant, nous n'avons pas affaire à une de ces sagas familiales qui content les hauts faits et l'adversité à laquelle ont dû faire face d'honorables ancêtres avant que leur nom puisse enfin s'étaler fièrement sur une plaque de marbre à l'entrée de leur splendide propriété. Avec les Bellefleur, si les origines sont bien emplies de bruit et de fureur, ça ne change pas vraiment par la suite. Quelle que soit la branche que l'on suive sur l'arbre généalogique et quel que soit le niveau où l'on s'arrête, on ne rencontre que violence, mystère et accaparement.
Pas de destiné au cours limpide donc. Plutôt les marécages souvent nauséabonds et perfides d'eaux pas seulement stagnantes. Pas de linéarité dans la narration non plus. Un chemin serpentin qui entrelace plusieurs fils chronologiques sans jamais que l'on sache ce à quel endroit et à quelle époque nous entamerons le chapitre suivant. Et puis, comme si cela ne suffisait pas, l'irrationnel des croyances mais aussi des faits improbables pourtant racontés comme tangibles ajoute un vernis fantastique à cette construction déjà monstrueusement baroque.
L'adversité à laquelle font face les Bellefleur semble autant leur appartenir que résulter de la résistance du monde à leurs desseins. Tourmentés par des humeurs sombres, capables de prémonitions qui ne les rendent pas moins impuissants, habités par une chance insolente, ils sont d'une beauté diabolique qui les quitte du jour au lendemain, d'une force invaincue jusqu'à ce qu'ils sombrent, d'une obstination tenace jusqu'à ce qu'elle s'enlise. Ainsi Germaine, l'ancêtre et la petite dernière, Leah, Gideon, Noël, Jean-Pierre, le premier du nom et son descendant meurtrier, Raphaël lui aussi doublement incarné, l'énigmatique Mahalaleel ou l'étonnant Nightshade nous entrainent-ils dans une danse dont ils n'ont pas tous l'air de vraiment connaître les pas ni de savoir où elle nous mène. Seule maitresse de la macabre cérémonie, Joyce Carol Oates qui, même si elle confesse avoir été vidée de son énergie par ce « livre vampire », a érigé avec ce Bellefleur un monument tenant autant du monstrueux gothique que de la fêlure contemporaine.
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Bellefleur est le premier livre de Joyce Carol Oates que je lis. Et j'avoue m'être demandée à plusieurs reprises au cours de sa lecture quelle note finale je pourrais bien lui attribuer, car je n'étais pas sûre de savoir si j'aimais ou non ce roman.

En effet, Bellefleur est un énorme pavé de près de mille pages (dans sa version poche) qui relate l'histoire d'une famille de l'aristocratie / grande bourgeoisie américaine aux XIXè et XXè siècles.

Bellefleur m'a fait énormément songer aux ouvrages de Faulkner. Comme chez l'auteur de Lumière d'août, le récit est situé dans un comté imaginaire, cette fois dans la région de New-York, quelque part au nord, avec un nom d'origine indienne "à rallonge" que l'auteur abrège cependant pour notre confort, et le sien (un nom dix fois plus long au départ que celui du comté de l'oeuvre faulknérienne)

Le style rappelle beaucoup, selon moi, celui de Faulkner. le récit est non linéaire, comme souvent dans les romans de Faulkner également, ce qui en rend la lecture assez malaisée.

En effet, on découvre l'histoire de la famille Bellefleur entre la toute fin du XVIIIè siècle (lors de la venue en Amérique de l'ancêtre, originaire de France) et les lendemains de la Seconde Guerre mondiale. L'auteur relate la vie de chacun des principaux personnages, avec des retours en arrière et sans toujours mentionner l'époque à laquelle elle se déroule.

De plus, comme souvent dans les grandes familles, on trouve des personnages qui portent le même prénom à une ou plusieurs générations de distance. Ce qui fait que, quand l'auteur commence un chapitre en écrivant une phrase du genre "Raphaël était particulièrement de mauvaise humeur, lorsqu'il se leva ce matin là et sa femme fût la première à en faire les frais", on ne sait pas immédiatement s'il s'agit du Raphaël du XIXè siècle ou de celui du XXè siècle, et il faut fréquemment recourir à la généalogie placée en début d'ouvrage pour se remettre en tête qui est l'enfant de qui et qui le conjoint de qui.

On l'aura compris, Belelfleur est un livre exigeant, d'une lecture ardue, et qui demande une attention soutenue pour se retrouver dans les différents épisodes entremêlés tout au long de l'ouvrage.

Mais, et le parallèle se fait là aussi selon moi avec les livres de Faulkner, une fois arrivés au bout, quand on contemple le paysage littéraire parcouru, on se dit que c'est vraiment magnifique et que cela valait la peine de persévérer.

Il n'en reste pas moins que Bellefleur n'est pas une lecture à choisir après une journée difficile ou alors que les enfants sont en train de faire les fous autour du canapé ou de la chaise longue dans laquelle vous vous êtes installé.
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«Ceci est une oeuvre de l'imagination, et doit obéir, avec humilité et audace, aux lois de l'imagination. Que le temps se noue et se déploie, puis s'efface, pour redevenir formidablement présent ; que le "dialogue" se fonde parfois dans le récit et dans d'autres conversations présentées de façon conventionnelle ; que l'invraisemblable fasse autorité et soit investi d'une complexité habituellement réservée à la fiction réaliste : l'auteur l'a voulu ainsi. Bellefleur est une région, un état de l'âme, et il existe vraiment ; ses lois, sacro-saintes, sont tout à fait logiques.»

Quelle belle et juste introduction de Joyce Carol Oates à son roman monstre ! Dès la première page Bellefleur s'impose au lecteur comme une entité, unique, vivante, entière. Une fois passé le seuil du domaine familial, on y est happé sans retour possible, jusqu'à la dernière page, et lorsque celle-ci est refermée, l'on se surprend encore à rêver du Lac Noir et des montagnes de la région du Nautauga, à parcourir les innombrables pièces du manoir, à se pencher sur les eaux paisibles de l'Etang du Vison pour y apercevoir, peut-être, un visage disparu.

L'ouverture est magistrale : par une nuit de tempête, dans leur immense lit, deux amants se disputent puis s'aiment violemment, lorsque la femme se lève pour ouvrir la porte à un être dont elle pressent l'arrivée imminente. Comme au théâtre, tout les membres de la famille Bellefleur nous sont présentés par leur ordre d'arrivée dans l'entrée où ils accourent pour voir la femme introduire dans le manoir un animal pitoyable et trempé, qui se révélera le lendemain matin être un magnifique, immense chat roux. En quelques pages le décor et l'ambiance sont plantés. Déjà, la transposition d'événements, de ressorts psychologiques, et d'émotions réalistes en éléments gothiques nous fascine et nous plonge au coeur du roman. Page après page, l'auteur construit l'histoire d'une famille qui a ses propres mythes, ses légendes, et sa malédiction que personne ne sait définir, expliquer ou nommer.

Joyce Carol Oates explique dans une préface américaine que j'essaie de traduire ici que « la "clé" de la plupart des oeuvres de fiction est une voix, un rythme, une musique uniques ; une façon précise de voir et d'entendre qui va donner à l'auteur l'accès au monde qu'il essaye de créer. (Bien que ce monde soit parfois si réel dans l'imagination que sa construction, en termes artistiques formels, semble plutôt être une re-création, une re-construction.) » Pour elle, la clé qui a ouvert le monde des Bellefleur a été l'image du jardin muré, dans lequel Germaine, l'héroïne, est bercée dans son berceau, alors qu'un autre bébé est enlevé par un immense vautour. C'est autour de cette vision, chapitre placé au centre du livre, qu'ont émergés le manoir, ses terres, le Lac Noir et tout l'état de Chautauqua, la cartographie imaginaire d'un royaume qui échappe à toute logique spatio-temporelle, condensant à la fois l'histoire accélérée de l'industrialisation des Etats-Unis et le destin d'une famille.

La construction singulière de Bellefleur en fait une oeuvre particulièrement riche et complexe, ambitieuse et réussie qui place pour moi Joyce Carol Oates parmi les meilleurs écrivains contemporains. Très loin de suivre le lassant et (trop) usité ordre chronologique des habituelles sagas familiales, Bellefleur réussit le tour de force de nous conter les six générations de la famille tout en restant centré sur les quatre premières années de vie de la petite Germaine. Les chapitres ancrés dans le présent alternent avec les retours sur le passé, mais surtout – et c'est ce que j'ai trouvé remarquable et réjouissant – avec de cours chapitres centrés soit sur un des nombreux membres de la dynastie Bellefleur soit sur un lieu ou un thème qui, reliant plusieurs anecdotes en un détour, nous laisse entrevoir les clés bien dissimulées de l'intrigue à travers l'énumération des paris insensés des hommes de la famille, de leurs chevaux, des « choses hantées » du manoir, des automobiles...

Il faut accepter de s'égarer dans le labyrinthe des époques, des noms, des faits divers. de se laisser bercer par ce va-et-vient d'une génération à une autre, par ces phrases très longues. de perdre ses repères. D'avoir oublié un événement mineur survenu 200 pages en amont et qui revêt tout à coup un sens particulier. La multitude des personnages se mêle parfois en une masse indistincte, lorsque, sans prévenir, le projecteur se braque sur un caractère secondaire que l'on découvre plus profond, plus complexe. Tout compte, tout est lié, et le motif se dessine sans que l'on s'en aperçoive, comme si l'on regardait de très près le détail d'une foule sur une photographie, passant d'un visage à un autre, et que l'on réalisait que quelques pas en arrière ont soudain suffit à nous révéler l'ensemble.

D'ailleurs le temps des Bellefleur est singulier, relatif. Labyrinthique, il attire en son sein, déroute, surprend. Souvent, il s'altère. le suspens réside-t-il dans le futur ou dans le passé ? Arrive un point d'orgue où l'on se demande non ce qui va advenir mais ce qui est advenu. Les temps se mélangent. Ce qui va arriver est souvent annoncé, brièvement. Comme si ce n'était pas les faits qui importaient. Tel personnage bien vivant la page précédente est enterré depuis longtemps quelques paragraphes plus loin. Qu'est-il arrivé ? L'événement est à la fois passé pour les Bellefleur et à venir pour le lecteur. L'on ne sait plus si le narrateur est omniscient ou si le récit est une focalisation interne à Germaine tant la prescience que suppose à l'enfant sa mère devient reflet du point de vue emprunté par la narration. Et le fantastique plane, brouille les pistes... le réel devient vision, étrangeté. le passé est un conte de nourrice, le gothique fait incursion. Irréels, les enfants qui disparaissent, les vampires qui séduisent les jeunes femmes, les hommes-ours qui les enlèvent. Persistances rétiniennes et auditives, les miroirs magiques et les clavicordes hantés. Hors du temps, les pauses qui surviennent, instants de fraîcheur bucolique au bord l'étang de Raphaël, le merveilleux étang du Vison grouillant de vie, « un lieu secret tacheté de soleil ».

Précieux moments de lecture...
Lien : https://lesfeuillesvolantes...
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Comme la transformation inattendue de l'étang était étrange, surprenante. Bien sûr il était plus profond qu'en août dernier, et plus large de deux ou trois mètres sur tout le tour, à cause de la fonte des neiges, et des cascades qui descendaient des montagnes. Mais il s'était développé d'une autre façon. Il y avait plus de joncs, plus de roseaux, d'innombrables osiers de trente centimètres de haut ; et les lis blancs crémeux ; et les prêles et les populages et les écuelles d'eau et les ajoncs. Beaucoup d'insectes. Ivres de soleil. La chaleur humide. Les libellules, les dytiques, les gerris. Les grenouilles sautèrent dans l'eau les unes après les autres. L'eau était assez claire pour qu'il suive des yeux leur nage rapide et agile tandis qu'elles s'éloignaient de lui en direction de l'eau plu sombre, plus profonde au centre de l'étang.
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Une nuit de juin, près du torrent Sanglant, sur la collie au-dessus du lac Noir, et une fois qui n'était pas la première, dans ce lieu secret : Gideon et Garnet étroitement enlacés, leurs corps tendus unis l'un à l'autre en ce mariage, implacablement soudés : Gideon murmurant : Ne bouge pas comme une prière.
Ses yeux fermés très forts. La pénétrant sans respirer. Ah, le moindre mouvement ! La moindre erreur ! Elle reste très immobile, agrippée à lui. Ses seins pressés contre sa poitrine. Elle ne bouge pas ni ne proteste. Ils doivent éviter la moindre friction… Il lui a interdit de lui dire qu'elle l'aime, c'est une petite chanson rauque et folle qu'il ne veut pas entendre, pas plus qu'il ne veut voir son visage pâle de pétale de rose, meurtri et déchiré et enivré simplement par sa taille, et ce qu'il doit accomplir. ne bouge pas, geint-il. Leurs têtes sont à quelques mètres du torrent Sanglant mais déjà ils n'entendent plus le murmure du ruisseau. Ils n'ont plus conscience du lac sous eux, ni du ciel sur eux, qui se dissout lentement dans l'extase un peu glacée du clair de lune. Naturellement il y aura des conséquences mais les amants s'enlacent trop farouchement pour comprendre même qu'ils sont enlacés, qu'ils ont deux corps distincts et qu'il y a un danger, un grave danger, dans ce qu'ils font, empalés dans l'instant, dans l'instant présent, oubliant le passé et l'avenir : oubliant tout le reste.
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C'était il y a des années…….un soir si tourmenté, comme imprégné d'une odeur de souffre, un soir si lourd d'une nostalgie inarticulée que Leah et Gideon Bellefleur se querellèrent une fois de plus dans leur immense lit, la gorge nouée de sanglots parce que leur amour était trop dévorant pour accepter les limites de leurs corps de simples mortels ; et leurs mots hésitants, angoissés, irréfléchis, se heurtaient avec violence, comme la soie écrue qu'on déchire (car chacun était convaincu que l'autre n'était pas, ne pouvait être égal à son amour - Leah doutait qu'il existât un homme capable d'un amour si profond, immobile comme l'étang d'une forêt ; Gideon doutait qu'il existât une femme capable de saisir la nature de la passion qui déchire un homme de part en part, et le laisse brisé, épuisé, vulnérable comme un petit enfant) ; ce fut cette nuit tumultueuse, balayée par la pluie, que Mahalaleel arriva au manoir de Bellefleur…..
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Si Leah était une rose rouge sombre aux pétales multiples, luxuriante et charnue, gâtée par des années de soins attentifs dans une terre fertile, enrichie de fumier, Garnert Hecht était une rose sauvage éparse, l'une de ces fleurs rabougries, anémiées mais pourtant jolies dont les pétales s'envolent presque tout de suite ; d'ordinaire ces roses sauvages sont blanches, ou rose pâle, et leurs pistils sont fragiles et poudreux comme les ailes des mites ; même leurs épines sont à peine sensibles pour le pouce qui les explore.
Pourtant, songeait Gideon en courant, la petite main de Garnet bien serrée dans la sienne (comme elle était légère ! - ses os étaient frêles comme ceux d'un moineau), pourtant ces roses-là sont jolies quand on se donne la peine de les regarder.
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Et elle n'aimait même pas Leah. Décidément, elle ne l'aimait pas. Elle voulait arracher ce bébé aux bras de Leah et lui chanter de sa voix à elle, à sa façon :

Dors mon bébé, dors,
Papa surveille les brebis,
Maman secoue l'arbre des rêves,
Et il en tombe un petit
Pour toi..
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