Figure incontournable de la littérature américaine,
Joyce Carol Oates est une stakhanoviste de l'écriture (et c'est peu de le dire). À son actif des dizaine de romans, de nouvelles ou encore d'essais. Pour cette rentrée littéraire, les éditions
Philippe Rey ne nous offrent non pas un mais bien deux ouvrages de l'américaine avec le colossal
Un livre de martyrs américains et un recueil de six nouvelles intitulé
le Maître des poupées et autres histoires terrifiantes. C'est à ce dernier que nous allons nous intéresser aujourd'hui pour plonger dans une horreur réaliste et roublarde où le malaise surgit au détour d'une histoire banale.
Banale, vraiment ?
Dans
le Maître des poupées, première nouvelle de ce recueil, Robbie, un gamin de 4 ans se prend d'amour pour Emily, le poupon de sa cousine, Amy.
Lorsque celle-ci meure d'une leucémie, le jeune garçon refuse de se séparer d'Emily…jusqu'à ce que ses parents décident qu'il est trop grand pour ce genre de jouet et qu'un garçon ne devrait pas s'amuser avec une poupée. Frustré, Robbie se met à collectionner les poupées en secret qu'il trouve grâce à l'aide de son Ami, un être imaginaire qui semble toujours savoir où trouver les meilleurs visages de porcelaine.
Dédié à
Ellen Datlow, le récit se focalise sur le basculement vers l'horreur d'un événement tout à fait banal. Un gamin perd sa cousine et reporte ses sentiments d'effroi et d'amour sur une poupée…dont on le sépare brutalement sous prétexte de son âge et de son sexe.
Joyce Carol Oates décrit alors froidement la folie qui s'empare de l'esprit du gamin et transforme deux des choses les plus inoffensives au monde, un enfant et une poupée, en quelque chose d'effroyable. Si l'on devine très rapidement la supercherie, l'intérêt du texte réside surtout dans la perception des événements de Robbie lui-même, incapable de différencier ses fantasmes du réel. Un texte malsain au possible sur la genèse d'un serial killer.
Autre protagoniste, autre problématique avec Soldat.
Brandon Schrank, un jeune homme ordinaire que l'on pourrait qualifier de loser et bon à rien si l'on avait mauvais esprit, tire sur un garçon noir, Nelson Herrara, sans aucune raison valable autre que celle de sa propre impuissance et son insidieux sentiment d'homosexuel refoulé persécuté par une société raciste et violente. Pourtant, ce n'est pas la version que va raconter Brandon aux autorités lors de son arrestation. Nelson aurait été accompagné de plusieurs autres garçons noirs et ceux-ci auraient tenté de le tuer. C'était donc de la légitime défense !
Sur ce postulat cliché,
Joyce Carol Oates détricote patiemment les tensions raciales américaines. Brandon, érigé très rapidement en symbole de résistance par les suprémacistes blancs et le lobby des armes, n'est en réalité qu'un paumé, un déséquilibré, un pauvre type. Il devient malgré lui le symbole d'une Amérique déchirée et cristallise toutes les haines. Refusant un manichéisme pourtant facile dans une telle situation, l'américaine explore de façon beaucoup plus complexe un fait divers qui révèle l'horreur prête à exploser dans la société américaine moderne. le paradigme raciste/anti-raciste ne suffit pas toujours. Une histoire aussi intense qu'intelligente.
Restons dans la problématique des armes avec Accident d'arme à feu.
Cette fois,
Joyce Carol Oates plonge dans les souvenirs d'Hannah, une collégienne comme il en existe tant en Amérique. En admiration devant sa prof, Mrs Clelland, elle accepte de venir l'aider lorsque le mari de celle-ci se retrouve hospitalisé en urgences. Très fière de pouvoir donner un coup de main, elle n'avait pas prévu que son cousin Travis, un adolescent perdu dans l'alcool et la drogue, vienne la menacer avec un revolver au domicile même de Mrs Clelland.
Dans la droite lignée d'
Une Douce lueur de Malveillance de
Dan Chaon, l'américaine joue avec les souvenirs que nous gardons suite à un événement traumatique. La mort de Travis a deux causes mais Hannah semble ne plus savoir où se situe réellement la vérité derrière le mensonge qu'elle a elle-même érigé pour se protéger du pire. C'est à nouveau sur un fait divers que
Joyce Carol Oates construit patiemment son horreur et nous piège dans la mémoire d'une jeune fille traumatisée. Entre lutte des classes et dénonciation de la libre circulation des armes aux États-Unis, la nouvelle impressionne par la précision chirurgicale employée pour mettre à nu les sentiments de son héroïne.
La plus imposante histoire du recueil s'avère aussi rapidement la plus difficile d'accès. Audrey et Henry forme un tout nouveau couple…mais Audrey semble de plus en plus méfiante à l'égard de son mari, trop autoritaire et trop rigide pour elle. Et surtout trop sournois. En voyage au Galapagos, un archipel protégé de toute influence humaine, Audrey nous livre ses pensées de plus en plus lugubres à l'égard de l'homme qu'elle est pourtant la première à adorer. Cette croisière pourrait-elle n'être qu'une couverture pour un projet bien plus inavouable…
Moins convaincante mais aussi plus ardue, Équatorial tisse un récit paranoïaque où l'alternance des termes mari et femme finit par lasser le lecteur. En voulant absolument distancier ces deux personnages tout en affirmant leur proximité maritale,
Joyce Carol Oates tire à la ligne. Rajoutons à cela une comparaison un tantinet tirée par les cheveux entre les moyens extrêmes employés par les autorités pour conserver les Galapagos dans leur état originel et la situation d'Audrey avec son mari collectionneur de femmes, et l'on obtient une histoire poussive dont le seul mérite s'avère de maintenir jusqu'au bout l'ambiguïté entre la paranoïa supposée d'Audrey et la nature possiblement meurtrière de son mari.
Plus concise et bien plus marquante, Big Momma rappelle l'atmosphère glauque d'un House of 1000 corpses sur fond de rébellion adolescente.
Violet n'en peut plus de sa mère (comme toutes les filles de son âge d'ailleurs…) et elle se met à sortir de plus en plus fréquemment avec Rita Mae, une fille de sa classe qui finit par l'inviter chez elle. Violet y fait la connaissance de Mr Clovis, le père de Rita Mae, qui semble bien plus sympathique et décontracté que son insupportable mère. Sauf que la famille de Mr Clovis a un étrange animal de compagnie qu'elle garde bien à l'abri des regards extérieurs…
Toujours en se frottant au fait divers,
Joyce Carol Oates capture cette fois l'exaspération adolescente et un contexte social difficile pour piéger son héroïne dans une spirale horrifique irrésistible où l'innocence se retrouve littéralement bouffée par le monstre du placard. Efficace, glaçant et effroyablement réaliste.
Enfin, avec MYSTERY, Inc,
Joyce Carol Oates revient chasser sur des terres plus classiques.
Un mystérieux amateur de livres anciens et fin collectionneur d'arts se retrouve dans une petite librairie de Seabrook dans le New Hampshire. Son arrivée n'a d'ailleurs rien d'un hasard puisqu'il s'est mis en tête d'acquérir par tous les moyens possibles cette magnifique librairie ancienne, même si cela doit coûter la vie à Aaron Neuhaus, l'actuel propriétaire des lieux.
Dans ce petit jeu de massacre entre initiés,
Joyce Carol Oates épate non seulement par la maîtrise du suspense dont elle fait preuve mais également dans sa capacité à imbriquer les histoires les uns dans les autres comme autant de poupées russes monstrueuses. Histoire old-school menée d'une main de maître et dont le twist attendu ne gâche en rien la maestria narrative de l'ensemble, MYSTERY, Inc nous parle de littératures policières avec des amateurs de récits policiers qui s'y connaissent certainement un peu trop pour leur propre bien…
Recueil de nouvelles maîtrisé,
le Maître des poupées et autres histoires terrifiantes fait surgir l'horreur du coin de la rue et entretient le malaise jusqu'au bout. Friande du fait divers aux fortes implications sociales et à la terreur qui se terre derrière les individus les plus ordinaires,
Joyce Carol Oates passionne et terrifie…et on en redemande !
Lien :
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