C'était écrit. Trois de chaque côté : trois blancs et trois noirs. En cette année '72, à Washington, les jeunes des quartiers blancs et ceux des quartiers noirs grandissent sans jamais se croiser. Sauf dans un accès de connerie collective. D'un côté, les blacks : les frères Monroe -James et Alex- et Charles Baker. de l'autre, les trois blancs : Billy, Peter et Alex. Aucun de ces six-là n'était pire que les cinq autres ou plus méchant ou plus violent que les autres gars de leur âge. Aussi, lorsque les trois blancs décidèrent de faire un tour en bagnole dans le quartier black, de lancer des insultes et des tartes aux fruits sur les passants, était-ce par vantardise, par envie d'éprouver un espèce de frisson inconnu et surtout, parce qu'ils avaient bu plus que d'habitude. Survint alors 'l'incident' qui allait les marquer à vie.
Trente-cinq ans plus tard. Alex
Pappas a repris le petit resto de son père et voit avec plaisir son fils John prendre progressivement ses marques dans ce commerce qui sera bientôt le sien. La différence, c'est qu'Alex n'a jamais réellement aimé son boulot. Bien sûr, il y a des moments qu'il apprécie particulièrement -lorsqu'il traverse la ville endormie à l'aube et peut tailler le bout de gras avec les livreurs qui se succèdent jusqu'à l'arrivée des premiers clients- mais fondamentalement, s'il a repris ce petit resto, c'était pour assurer la subsistance de sa famille à la mort prématurée de son paternel. Alors que son fils, John, lui, la restauration, il aime ça. Toujours à proposer des nouveaux menus et vouloir redécorer l'intérieur. Sans doute que si la vie avait été plus tendre avec lui, si cette cicatrice à l'oeil ne lui rappelait pas tous les matins 'l'incident', et s'il n'avait pas perdu son fils aîné en Irak, peut-être Alex aurait-il déjà remis son commerce et entamé une deuxième vie. Mais voilà, les responsabilités et les obligations...et après tout, peut-être n'est-ce pas plus mal comme ça?
Raymond Monroe voit les choses plus positivement. Kiné à Walter Reid, un hôpital militaire qui accueille les blessés lourds, il a un fils en Irak et une charmante jeune compagne avec qui il compte bientôt s'installer. Bien sûr, lui aussi en a vu de dures : la mort de sa femme quelques années plus tôt, et les conséquences de 'l'incident', l'emprisonnement de James, son frère aîné, et la situation professionnelle pitoyable de ce dernier depuis sa libération.
C'est par hasard que Monroe va un jour croiser
Pappas et, grâce à la cicatrice de ce dernier, qu'il va le reconnaître. Il lui faudra du temps et de la réflexion pour se décider à le contacter, pour des raisons qu'il a du mal à identifier, peut-être 'parce qu'on ne pouvait qu'espérer le pardon et essayer de mener une vie honorable. Venir en aide à ceux qui s'étaient trouvés mêlés à cet horrible gâchis'. Ce qu'il ignore, c'est qu'à l'autre bout de la ville, son vieil ami, Charles Baker, n'a rien oublié non plus de 'l'incident' et qu'il compte bien, maintenant qu'il est sorti de prison, demander à ceux qui s'en sont mieux sortis que lui -comme Monroe et
Pappas- de lui venir en aide. Que ça leur plaise ou pas.
La courte première partie -4 chapitres, 80 pages- de ce dernier roman de Pelecanos nous plonge avec un réalisme surprenant dans le début des années '70. Tout y est, principalement la musique, mais également les séries télés, les voitures et la mentalité très conservatrice des adultes. Qu'ils soient blancs ou noirs, les jeunes protagonistes de 'l'incident' ne vivent pas très différemment. Leurs loisirs sont faits de virées, de premières bières, de longues discussions sur les filles ou la musique. Une jeunesse banale et commune, des origines semblables. Ce qui les sépara, les ligua les uns contre les autres tenait bien sûr à la couleur de leur peau, mais pour une part moins importante que l'on pourrait le croire. Et c'est sans doute parce qu'il est bien conscient des raisons futiles et hasardeuses qui ont conduit à 'l'incident' que Raymond Monroe décide de reprendre contact avec Alex
Pappas, parce qu'enfin « on peut tous monter dans la voiture qu'il ne faut pas. Parce que ça se résume à ça ». La seconde partie voit nos jeunes personnages devenus des hommes mûrs, dans la quarantaine. Certains s'en sont bien sortis, même s'ils restent hantés par ce même événement tragique. D'autres, tel Baker, semblent figés en 1972. Baker pense que s'il en est là, toujours sans le sou, c'est la faute des autres, de la société et qu'Alex et James lui sont redevables. Même s'il dépeint Baker comme un être lâche et médiocre, jamais Pelecanos ne le juge-t-il. Il se contente de le suivre dans sa logique, qui n'est pas caractérisée par le dialogue et la compréhension, mais plutôt par l'égoïsme et, bien sûr, par la violence. En effet, quel que soit le personnage menant le récit -le roman de Pelecanos avance de manière chorale, l'histoire nous est contée au travers du quotidien de chacun des protagonistes importants- le regard de l'auteur conserve pour eux une attitude tout en retrait, mais où filtre tout de même une certaine forme de bienveillance et d'empathie, tant sa conscience de l'importance du contexte dans l'existence de tout un chacun se révèle inamovible. Profondément ancré dans son époque (via des allusions récurrentes aux dernières guerres menées par les Etats-Unis et, en pointant, notamment, la manière scandaleuse dont son pays traite ses soldats rentrés blessés au pays) '
Un jour en mai' brasse, sans jamais sombrer dans la psychologie à deux sous ou dans la lourde description sociologique, les thèmes chers à l'auteur : la culpabilité, le pardon, la volonté personnelle, le banal courage et la violence facile. Un polar comme on les aime : passionnant, profond et interpellant. La crème du noir actuel.
(N.F.)
Sur la piste de Sigmund
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Séduction /
Catherine Gildiner; traduit de l'anglais par
Sylvie Schneiter. - Paris : 10/18, 2010. - 521p. (Collection 10/18; n° 4346). - 8,20 euros
C'est pour avoir assassiné son mari quelques neuf années plus tôt que Kate Fitzgerald croupit dans une prison du grand nord canadien. Lorsque son psy attitré, le Dr Gardonne, lui propose un petit boulot qui lui permettrait de mettre enfin un pied hors de sa cellule, Kate sent bien qu'il y a anguille sous roche. Ses années de détention, elle les a passées à étudier
Freud de fond en comble : oeuvres, vie privée et correspondance, elle a tout épluché. Et c'est à ce titre que Gardonne fait appel à elle. Un certain Anders Konzak, psy, mais également directeur de l'institut freudien, s'apprête visiblement à publier le fruit de ses dernières recherches et celles-ci s'annoncent dévastatrices pour la psychanalyse. Konzak ne se targue-t-il pas dans les médias d'être sur le point de déboulonner la pensée freudienne et de révéler, preuves à la l'appui, l'immense supercherie que constituerait selon lui la psychanalyse? Au nom de la communauté freudienne, Gardonne demande à Kate de rencontrer Konzak, de tenter de découvrir quelles sont ses sources et jusqu'à quel point ses révélations seront nuisibles aux professionnels tel que lui. Ce n'est qu'après avoir accepté la mission que Kate se rend compte que, déjà, Gardonne lui a fait un enfant dans le dos. Pour l'assister dans ses recherches, il lui impose effectivement de travailler en duo avec un détective privé, Jackie Lawton. Athlétique, tatoué et apparemment brut de décoffrage au point de rester insensible au charme de Kate, Lawton s'impose rapidement comme le partenaire avec lequel Kate aurait préféré ne jamais avoir à travailler.
En plus de 500 pages,
Catherine Gildiner (psy dont il s'agit ici du premier roman, qui, visiblement, en annonce d'autres) fait voyager son improbable couple d'enquêteurs de Vienne à Londres en passant par Toronto et l'île de Wight. Rien ne semble pouvoir les arrêter dans leur mission : les moyens financiers accordés par Gardonne paraissent illimités et l'équipe de détectives sur lesquels Lawton se repose pour régler les détails et les recherches mangeuses de temps écartent consciencieusement les écueils au fur et à mesure qu'ils se font jour. de simple investigation sur les motivations et les découvertes d'un psy avide de gloire médiatique, le travail de Kate et Jackie va rapidement prendre la forme d'une véritable enquête policière, avec énigmes, disparitions et cadavres à la clé. le cadre psychanalytique s'impose pourtant comme primordial et l'on sent que la véritable passion de l'auteur est là. Elle base ainsi son intrigue sur les vies de
Freud, de sa fille Anna et de
Charles Darwin, n'hésite pas à tordre leurs existences, les mêle à des éléments purement fictionnels et propose ainsi une tout autre lecture de l'histoire de la psychanalyse, nettement moins lisse et consensuelle. le vocabulaire et l'histoire de la psychanalyse font ici plus que des apparitions sporadiques propres à donner du fond à un roman policier : toute l'intrigue baigne réellement dans la vie de Sigmund et dans l'avènement de sa pensée. Les nombreuses discussions entre 'professionnels', entre Kate et Jackie et les auto-analyses de Kate -toutes situations générant souvent des échanges verbaux où affleure un salutaire humour pince-sans-rire typiquement british- risquent ainsi de lasser les amateurs d'enquête pure et dure. Les autres, qu'ils soient intéressés par le sujet ou tout simplement ouverts à d'autres univers, verront dans ce premier roman une occasion de sortir de l'ordinaire et de l'habituel, d'en apprendre pas mal sur la psychanalyse (en tant que professionnelle, Gildiner évite tout raccourci ou toute approximation et distingue habilement la réalité dont elle se sert des éléments de fiction qu'elle introduit...) et de vivre quelques jours au côté de personnages attachants, profonds et dotés d'un sens de l'humour qui donne tout son sel au récit.