Christian Prigent en formidable poinçonneur des camélias, mobilisant les jardins de la mémoire pour y percer ses trous de première classe, dans une langue française toujours réinventée.
Sur le blog Charybde 27 : https://charybde2.wordpress.com/2021/08/17/note-de-lecture-
chino-au-jardin-christian-prigent/
Depuis 2013 et l'apparition de l'enfant Chino, version autobiographique hautement travaillée du gamin de Saint-Brieuc que fut jadis
Christian Prigent, dans le titre de certains de ses ouvrages, à commencer par le fort essentiel «
Les enfances Chino », les rendez-vous plus ou moins occasionnels avec le galapiat des Côtes d'Armor (qui ne s'appelaient pas encore ainsi à l'époque de là où il nous cause) sont devenus des moments fort attendus et extrêmement privilégiés pour déguster la saveur bien particulière de l'écriture de celui qui sait trou(v)er sa langue comme personne, pour reprendre cet heureux intitulé du colloque
De Cerisy qui lui était consacré en 2014 – et des superbes actes dudit colloque, supervisés par
Bénédicte Gorrillot et
Fabrice Thumerel (à voir ici sur ce même blog).
La chronologie de l'enfance telle qu'elle fut importe peu chez
Christian Prigent. Que ce soient le fondateur «
Les enfances Chino » (avec sa formidable réécriture de la
buée chère aussi à
Françoise Morvan) ou les deux romans en vers qui l'ont suivi, « Les amours Chino » en 2016 et « Chino aime le sport » en 2017, les mémoires d'enfance et leurs reconstructions ex post, leurs enchevêtrements et leurs télescopages peuvent évoluer librement en fonction de la thématique plus ou moins secrète qui guide chaque volume proposé jusqu'à présent. Dans ce «
Chino au jardin », publié chez
P.O.L. en 2021, on trouvera ainsi huit moments différents, mettant en scène huit jardins différents (bien réels ou davantage métaphoriques) de l'enfance de Chino – ou de tout autre chose que son enfance, comme désormais à l'accoutumée, bien sûr : jardin de son père (1963), jardin des postiers (1954), où une magnifique innocence de garçonnet imaginatif est confrontée à une méfiance rationalisée d'adultes bien-pensants, tandis que tout peut se retourner d'un instant à l'autre en chantant un gwerz de l'enfant mangé, jardin Courtay (1956), où Diên Biên Phu se rejoue en trois actes, trois versions ma foi bien différentes et un épilogue (avec une pensée émue pour certaine interprétation d'un combat dans le djebel par le grand Jean-Christophe
Bouvet dans un film pourtant peu soucieux de qualité littéraire par ailleurs), jardin de Côte-aux-Maris (1957), et son si troublant « pays des maraîchers » (« le maraîcher est une extension pro du jardinier »), jardin des muses (1965-1993), où le « jardin de Guillaume » en bord de falaise, retoqué par la loi littorale, devient progressivement support et catalyseur de tout autre chose (la puissance de la digression y appellera d'ailleurs, une fois n'est pas tant coutume, un cinglant : « Mais mollo la spécule. Retour au motif »), puisqu'on y croise sous prétexte de drone aussi bien Buck Danny qu'
André Breton, et qu'un vent de poésie (« Et on s'accorda à l'unanimité sur ce point crucial que faire poésie c'est pas que moucher son nez de larmois et dire en montrant le mouchoir mouillé : voici mon poème ») s'y lève résolument, jardin délicieux (2005), avec son singulier moment de beauté et d'érotisme, jardins ouvriers (1955), où les usages multiples des parcelles en formes de droits sociaux informels sont à la lutte avec la propension juvénile au saccage plus ou moins ordonné, et jardins massacrés (2005-2019), en forme déjà de presque-épilogue (« Long temps a passé. Tout le monde est mort. Jardiniers, postiers, même la maisonnée »).
Chacun de ces jardins, les réels comme les métaphoriques, est naturellement prétexte à de fausses digressions essentielles chez
Christian Prigent, dont le gamin Chino, précoce ou déjà grandi, nous rappelle avec sa fougue langagière toujours renouvelée que le récit en prose poétique mis en oeuvre ici reste, contre vents, marées et risques d'assagissement, un travail critique, aux sens pleins et multiples du terme, de la résonance hilarante
et néanmoins tragique avec «
L'art français de la guerre » d'
Alexis Jenni dans le jardin Courtay au passage en revue de détail par formules vengeresses et drôlatiques interposées de
presque toute la poésie française de 1950-1970, en formidable contrepied au
Philippe Jaccottet de « L'entretien des muses », dans le jardin des muses précisément, pour ne citer que deux exemples particulièrement saillants du phénomène toujours induit.
Comme le rappelait si joliment en d'autres termes
Bertrand Leclair dans le Monde (à lire ici), comme le détectait à nouveau avec pénétration
Christophe Kantcheff dans AOC (à lire ici), l'autobiographie poétique selon
Christian Prigent est et demeure un sport de combat et un art martial, même (surtout) si ses airs joueurs sont omniprésents. Maniant à la perfection les tropes des enfances bretonnes, comme – sur des vecteurs ô combien différents – Patrik Ewen ou
Françoise Morvan, et comme eux sans revendication régionaliste prompte à faisander, pour au contraire viser une portée critique et poétique universelle, portant haut et loin la métaphore mémorielle jardinière, là où même le Teodor Cerić de « Jardins en temps de guerre » et son alter ego
Marco Martella de «
Fleurs » n'avaient osé la conduire, il s'affirme surtout ici plus que jamais comme le plus formidable poinçonneur de la langue française, y perçant ses trous de première classe pour nous permettre d'accéder aux dimensions cachées qui nous y attendent.
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