Pourquoi la psychanalyse? / Élisabeth Roudinesco. Fayard, 1999. 194 p.
Plaidoyer pour une
psychanalyse aux abois avec cette citation de
Freud en exergue : "Les créations de l'homme sont aisées à détruire, et la science et la technique qui les ont édifiées peuvent aussi servir à leur anéantissement".
La
psychanalyse aux abois? Je recopie l'avant propos (p. 9) :
"Ce livre est né d'un constat : je me suis demandé pourquoi, après cent ans d'existence et de résultats cliniques incontestables, la
psychanalyse était aussi violemment attaquée aujourd'hui par ceux qui prétendent lui substituer des traitements chimiques jugés plus efficaces parce qu'ils atteindraient les causes dites cérébrales des déchirements de l'âme.
Loin de contester l'utilité de ces substances et de négliger le confort qu'elle apportent, j'ai voulu montrer qu'elles ne sauraient guérir l'homme de ses souffrances psychiques, qu'elles soient normales ou pathologiques. La mort, les passions, la sexualité, la folie, l'inconscient, la relations à autrui façonnent la subjectivité de chacun, et aucune science digne de ce nom n'en viendra jamais à bout, fort heureusement.
La
psychanalyse témoigne d'une avancée de la civilisation sur la barbarie. Elle restaure l'idée que l'homme est libre de sa parole et que son destin n'est pas limité à son être biologique. Aussi devrait-elle à l'avenir tenir toute sa place, à côté des autres sciences, pour lutter contre les prétentions obscurantistes visant à réduire la pensée à un neurone ou à confondre le désir avec une sécrétion chimique."
L'inquiétude d'Élisabeth Roudinesco devant cette contestation de la
psychanalyse est éminemment politique ; le terme de barbarie n'est pas employé à la légère. Ainsi (p. 16) :
"La société démocratique moderne veut bannir de son horizon la réalité du malheur, de la mort et de la violence, tout en cherchant à intégrer, en un système unique, les différences et les résistances. Au nom du mondialisme et de la réussite économique, elle a tenté d'abolir l'idée de conflit social. de même, elle tend à criminaliser les révolutions et à deshéroïser la guerre afin de substituer l'éthique à la politique, la sanction judiciaire au jugement historique. Ainsi est-elle passée de l'âge de l'affrontement à l'âge de l'évitement, et du culte de la gloire à la revalorisation des lâches. Il n'est pas choquant aujourd'hui de préférer Vichy à la Résistance ou de transformer les héros en traîtres comme on l'a fait récemment à propos de
Jean Moulin ou de
Lucie Aubrac. Jamais on n'a autant célébré le devoir de mémoire, jamais on ne s'est autant préoccupé de la Shoah et de l'extermination des Juifs, et pourtant jamais la révision de l'histoire n'a été aussi loin."
Les accusations sont graves ; l'affaiblissement de la
psychanalyse serait-il le symptôme d'une dérive fascisante de notre société? Ce paragraphe le suggère avec insistance.
Les chapitres suivants s'attachent monter l'insuffisance des théories visant à réduire la psyché aux métabolisme cérébraux et des approches comportementalistes américaine. le Manuel diagnostique et statistique des troubles mentaux (DSM) américain est essentiellement pris pour cible sur la base du livre Aimez vous le DSM? La triomphe de la psychiatrie américaine de Stuart Kirk et Herb Kutchins (Synthélabo, 1998). Côté français sont contestés par Roudinesco ;
Henri Korn (neurobiologiste français) dans article "L'inconscient à l'épreuve des neurosciences" le Monde diplomatique, septembre 1989, p. 17 ;
Jean-Pierre Changeux,
L'Homme neuronal et
Marcel Gauchet, L'inconscient cérébral.
Ces attaques contre le freudisme, sont qualifiées de scientistes : théologie laïque, le scientisme accompagne sans cesse le discours de la science et l'évolution des sciences en prétendant résoudre tous les problèmes humains par une croyance en la détermination absolue de la capacité de la science à les résoudre. Autrement dit, le scientisme est une religion au même titre que celles qu'elle veut combattre. Elle est une illusion de la sciences aux sens où
Freud définit la religion comme une illusion. Mais bien plus que la religion, l'illusion scientiste prétend combler par des mythologies ou des délires toutes les incertitudes nécessaires au déploiement d'une investigation scientifique.
Puis l'auteur nous fait un bref historique de la théorie psychanalytique dans ses rapports avec le biologique pour expliquer comment
Freud renonça à une réduction de la psyché au biologique (entamée dans Esquisse d'une psychologie scientifique, 1895. Publiée dans Naissance de la
psychanalyse, PUF, 1956). Sur le constat que toutes ses tentatives ne débouchaient que sur une "mythologie cérébrale" insatisfaisante scientifiquement, il renonça à ce projet (sans vraiment le considérer comme irréalisable semble t'il) pour construire une théorie purement psychique de l'inconscient (p. 76).
Je ne m'attarde pas sur le chapitre consacré aux antifreudismes américains et au scientisme français anti freudien que madame Roudinesco observe aujourd'hui.
Le chapitre "La
psychanalyse et la science" situe la contestation de
psychanalyse par rapport à l'affaire
Sokal.
Sokal et Bricmont sont accusés de scientisme. Élisabeth Roudinesco, auteure d'une biographie de
Jacques Lacan montre comment ces deux auteurs, dans leur livre "Impostures intellectuelles" ont voulu discréditer
Lacan sur la base d'un texte que
Lacan lui même aurait pu renier. de plus le texte en question n'est pas celui qu'il aurait fallu utiliser pour contester l'utilisation (jugée abusive par les auteurs) de la topologie par
Lacan ; en effet, les fameux développements topologiques du psychanalystes sont véritablement exposés dans des
écrits bien postérieurs ; ce sont ces textes qu'ils aurait fallut critiquer.
Le scientisme et la neurobiologie exclusive sont accusés de dépouiller l'individu de sa qualité de sujet, qualité absolument nécessaire à l'exercice de la démocratie ; cette dernière étant le lieu de la libre confrontation des subjectivités, c'est-à-dire de points de vues construits sur des histoires essentiellement personnelles.
Contrairement au réductionnisme scientiste, la
psychanalyse inviterait à la redécouverte de l'Homme tragique (Oedipe, Hamlet) en sus et place de l'homme dépressif gouverné par le marché et le Prozac. du moins est-ce ce que j'ai cru comprendre de ce chapitre intitulé "L'Homme tragique".
Psychanalyse et rationalité : je note cet extrait (p. 155) :
[contre la contestation popperienne d'infalsifiabilité], "pour comprendre ce peut être la rationalité en
psychanalyse, il faut s'éloigner de cette hypothèse [qu'il existe une opposition science/fausse science] et montrer que le critère de scientificité d'une théorie dépend autant de son aptitude à inventer de nouveaux modèles explicatifs que de sa capacité permanente à réinterpréter les modèles anciens en fonction d'une expérience acquise.
Freud n'a pas cessé de remanier ces propres concepts. Non seulement il modifié sa théorie de la sexualité en fonction de son expérience clinique - auprès des femmes en particulier -, mais il a aussi transformé de fond en comble sa doctrine en passant de sa première topique (conscient, inconscient, préconscient) à la seconde (moi, ça, surmoi), puis en forgeant la notion de pulsion de mort."
Le chapitre "L'universel, la différence, l'exclusion" est une critique de la notion de discrimination positive établie par le droit américain en vue de protéger des minorités. Élisabeth Roudinesco montre bien qu'aucune discrimination ne peut être positive en ce que toute revendication identitaire est génératrice de clivages et d'antagonismes. p. 174 "La différence biologique existe et l'on doit en tenir compte, mais elle n'est pas tout.
Cette différence n'empêche pas non plus que chaque sujet est toujours différent (ou autre) dans la relation qu'il entretient avec un autre ou avec sa propre identité. Chaque être humain s'avance masqué dans son rapport à son semblable dès lors qu'il est traversé par le désir de se faire aimer ou reconnaître. Il y a donc une infinité de différences qui, prises ensembles, sont constitutives de l'universel du genre humain.
C'est pourquoi dans une société égalitaire, la loi doit être la même pour tous les sujets quelle que soit la culture, la religion ou l'identité à laquelle chacun souhaite par ailleurs se rattacher. Quant à l'interdit, c'est à dire l'intériorisation subjective d'une loi symbolique (l'interdit de l'inceste par exemple), il est absolument nécessaire au fonctionnement de toutes les sociétés humaines.
Autrement dit, il est aussi erroné de valoriser l'universel au nom du refus de la différence que de rejeter l'universalisme au nom de la valorisation arbitraire d'une seule différence : l'anatomie par exemple…"
Ce qui semble inquiéter madame Roudinesco c'est qu'une politique de valorisation de la différence (induisant une fétichisation de la différence, comme la pratique de discrimination positive américaine) mettrait la société sur la voie non seulement de la barbarie, mais aussi rendrait la survie de la
psychanalyse impossible dans cette société.
Après avoir fait remarquer que, contrairement aux régimes "caudillistes" latino américains (qui se contentaient de réprimer leurs opposants) les deux grand totalitarismes du xxème siècle n'ont put laisser s'implanter la
psychanalyse (science juive pour les nazi, science bourgeoise pour le communisme), Élisabeth Roudinesco en vient au constat suivant :
"Érigée en fétiche, la différence est alors source d'exclusion. Et c'est bien ce phénomène de fétichisation des différences qui conduit tendanciellement à la disparition de la
psychanalyse dans les pays où avaient été réunis depuis cent ans toutes les conditions d'une implantation parfaitement réussie : aux États-Unis notamment."
Ce diagnostique ne semble pas s'appliquer aussi sévèrement à la France. Voir paragraphes suivants.
Le dernier chapitre est une "Critique des institutions psychanalytiques".
Je recopie ce paragraphe sur la situation de la pratique psychanalytique actuellement en France (p. 182) :
"Malgré tout pourtant, la communauté psychanalytique française reste solide. La France compte en effet cinq mille psychanalystes répartis en plus de vingt associations, soit un taux de quatre-vingt-six psychanalystes pour un million d'habitants : le plus élevé du monde, avant l'argentine et la Suisse. Huit à neuf cent d'entre eux (élèves compris) font partie des deux société composante de l'IPA : la société psychanalytique de Paris (SPP) d'une part, l'association psychanalytique de France (APF) de l'autre. Les autres psychanalystes appartiennent pour la plupart à des groupes ou à des associations issus de l'ancienne École Freudienne de Parie (EFP), fondée par
Jacques Lacan en 1964 et dissoute de son vivant en 1980."
Ensuite ce passage intéressant sur les patients (p. 192) :
"Quant aux patients des années 1990, ils ne ressemblent guère à eux d'autrefois. D'une manière générale, ils sont conforme à l'image de cette société dépressive dans laquelle ils vivent. Imprégnés par le nihilisme contemporain, ils présentent des troubles narcissiques ou dépressifs et souffrent de solitude et de symptômes de perte d'identité. N'ayant souvent ni l'énergie, ni le désir de se soumettre à des cures longues, ils ont du mal à fréquenter des psychanalystes de façon régulière.
Ils manquent facilement les séances et parfois n'en supportent pas plus d'une ou deux par semaine. Faute de moyens financiers, ils ont tendance à suspendre la cure dès qu'ils constatent une amélioration de leur état, quitte à la reprendre lorsque les symptômes réapparaissent. Cette résistance à entrer dans le dispositif transfériel signifie bien que si l'économie de marché traite les sujets comme des marchandises, les patients ont aussi tendance à leur tour à utiliser la
psychanalyse comme un médicament, et l'analyste comme un réceptacle de leurs souffrances.
Le modèle de la cure-type - transmis de génération en générations à travers l'image mythique du fauteuil et du divan - est désormais réservé à des privilégiés. La plupart des jeunes thérapeutes ne pratiquent plus la
psychanalyse à temps plein et tendent à substituer au dispositif classique une "situation analytique" en face à face, qui a l'apparence d'une psychothérapie…"
Je suis tenté de lire du mépris dans ces lignes.