Une quarantaine d'années après
Tropismes,
Nathalie Sarraute poursuit sa réflexion et apporte des réponses là où elle nous avait laissés avec nos interrogations sur le lien entre ces fameux
tropismes et le langage. Elle les situaient à la limite de la conscience, en amont du langage, à la base de l'ensemble des comportements humains, des actions, des sentiments.
Dans
l'usage de la parole, elle reprend le procédé des très courts textes, au nombre de dix
ici, indépendants les uns des autres. Petits exercices de style, les saynètes, toujours empreintes de poésie et d'une légère irréalité, sont inspirées, pour chacune d'entre elles, par des expressions toutes faites, des locutions, des bouts de phrases extraits de la langue courante, "Et pourquoi pas", "Ne me parlez pas de ça", "Eh bien quoi, c'est un dingue"...
Dans chaque texte,
Nathalie Sarraute s'emploie de manière magistrale, en alliant concision, précision et étrangeté, à décortiquer, démonter des situations, comme un horloger le ferait avec une pendule. Des personnages, souvent des silhouettes anonymes, des poupées découpées dans le carton par des enfants selon les pointillés, se rencontrent, dans la rue, au café, échangent des paroles. Les mots prennent vie et indépendance; ils s'autonomisent au regard des locuteurs et de ceux qui les reçoivent. Ils viennent se ficher dans un coin de leur cerveau, déclenchant des réactions inattendues.
L'effet est saisissant, les personnages s'estompant derrière les mots.
Avec une démarche quasi scientifique, l'autrice dissèque les mécanismes de la conversation, les silences, les relances, les attentes à l'égard de l'interlocuteur, les méprises, les déceptions, et c'est là qu'elle fait le lien entre les
tropismes et le langage, par l'intermédiaire de ce qu'on pourrait dénommer psychologie.
Et soudain la conversation dérape, les mots sont vides de sens, ou bien comme elle le dit, ils n'ont plus de terrain d'atterrissage.
Parfois, les paroles ont des espaces vides en elles, des espaces vides qui ont plus de poids que n'en ont les paroles.
Les mots peuvent être porteurs de halo de lumière ; ils transcendent les êtres qu'ils touchent, comme le mot amour. Ils servent de révélateurs, et comme sur une image photographique, ils font apparaître l'autre. N'est-ce pas le travail de l'écrivain qui est décrit de cette manière ?
Hormis le premier texte consacré aux derniers mots de
Tchekhov sur son lit de mort, Ich sterbe, "je meurs" en allemand, la tonalité générale est plutôt alerte, légère, ludique. Nous sommes dans le registre des jeux de mots que
Nathalie Sarraute souhaite partager avec ses lecteurs. Elles les interpellent, les associent, les intègrent au raisonnement.
Dix petits bijoux littéraires à lire et relire, pour en retirer toute la sève et l'intelligence. Un cinq étoiles bien mérité.