C'est à petit pas , la tête rentrée , et le doigt hésitant sur chaque touche de clavier que je vais bafouiller trois petits mots invisibles et par là même inattaquables sur cette oeuvre.
Pourquoi donc tant de retranchements me direz-vous ....moi si exaltée ,dithyrambique , positionnée , affirmative , résolue , prête à clamer haut et fort mes convictions comme parole d'Evangile et vérité absolue , ma vérité , la seule et unique : Lisez c'est le chef-d'oeuvre , l'incontournable , l'essentiel , ou fuyez, pipo , vide et plat , un pur produit dont on rira la saison prochaine .
J'en passe et des meilleurs .
Les fruits d'or alors ?
Une technique narrative habilement choisie , cette fameuse mise en abyme permettant de jouer par exemple sur le registre comique notamment dans le théâtre (Pirandello par exemple ) , permet aux lecteurs de s'appuyer sur un des rares éléments fixes , connus , tangibles pour aborder ce texte .
Et là il s'agit d'un roman Les fruits d'or , qui fait sensation dès sa sortie , dans le milieu des initiés , des spécialistes , cette petite confrérie d'élus , les écrivaillons du moment à la plume facile et le verbe haut , l'air naturellement inspiré , les grands commanditaires du grand verdict qui établit les classifications .
Alors oui , il y a de quoi glousser . Et je ne m'en suis pas privée sur ces 150 pages .Et de là , mon entrée en matière dans ce commentaire , furtive . J'entrevois l'oeil sarcastique de Nathalie Sarraute lisant ma prétention . Profile-bas donc j'avance , c'est plus commode .
Petite facétie de ma part , histoire de ....vous amuser et surtout de trouver ma plume . (pas facile après cette lecture ) .
Certes le thème se prête à l'ironie facile .
Mais avec l'oeil sous-terrain de Nathalie Sarraute , ça devient non seulement jubilatoire , mais aussi et surtout un excellent support pour décortiquer les petits liens unissant les uns aux autres , en deçà de la conscience , dans un flux de conscience/inconscient , ces soubresauts de l'être agissant comme une sorte de tectonique des plaques et qui font apparaitre un paysage sociétal , des vibrations , des "ô temps suspends ton vol" et de voir l'invisible.
C'est par l'abolition de toutes formes de psychologie , d'idées , de présupposés , de constructions mentales que Sarraute , dans une forme novatrice rattrapée très rapidement par ce grand courant littéraire que sera le nouveau roman , parvient à écrire sur ces mouvements , ces fameux Tropismes ( il faut que je le lise ) dont elle s'empare pour en faire la base , l'essence , le matériau de son art .
Et donc qu'en ressort-il pour le lecteur lambda ?
Une expérience . Une sensation de déjà perçu dans une autre forme d'adhésion au réel . Une envie de recommencer surtout .
Comme de bien entendu il serait impossible de lire sans établir même (et surtout ) à son insu des parallèles , et parce que ça rassure , ça confirme , ça solidifie l'ancrage de ses perceptions , j'ai perçu une similitude avec Virginia Woolf . Mais plus encore avec ce que j'ai lu de Proust (Aussi étrange que cela puisse paraitre ,l'écriture minimale jusqu'à la page blanche, déconstruite , effacée rejoint l'écriture Proustienne dans cette capacité de transcendance dans l'apparente trivialité du réel ) .
Alors oui c'est délicieusement corrosif dans cette attaque au vitriol de notre prétention , et je n'ai pas boudé mon plaisir .
Mais , surtout , surtout ( et je ne saurais que trop insister ) j'ai palpité dans ces prémisses de la découverte d'une auteure qui n'a pas fini de me réjouir , de me surprendre , de me propulser dans l'inconnu pour peut-être mieux me rencontrer , étale , surface plane , sans limite , et dans l'unité .
J'avais lu son "autobiographie" ,( "autofiction" ?) , il y a bien 20 ans et déjà ce "je ne sais quoi " m'avait ébranlée ...L'aventure continue donc .
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Et c’est ainsi que les livres dont chacun s’ingéniait à combler le vide … Les gens les plus sensibles, les plus intelligent y déversaient – et avec quelle générosité – tous leurs trésors … On trouvait à leur minceur une grâce exquise … On trouvait dans leur obscurité dieu sait quelle épaisseur … et puis ils se sont comme vidés … c’était trop lourd à porter … ils sont revenus à leur état premier, ils se sont retrouvés réduits à eux-mêmes … creux … confus … grêles … convenus … de pauvres choses … Celui qui encore aujourd’hui les admire, fait un peu niais, balourd … De ces livres là, il y en a tout le temps, il y en a toujours eu … Mais pour ne pas prendre que les plus récents … tous ceux-là tenez, par exemple …
Vous-même l’avez dit, vous l’avez affirmé: sans les mots, il n’y a rien. Les mots, c’est la sensation même qui surgit, qui se met en mouvement.
Ah sacré bouquin… On peut, l’examiner, le découper dans tous les sens, en horizontale, en verticale, en transversale, en diagonale, on peut le prendre par tous les bouts, poser sur lui n’importe quelle grille… Dans chaque passage, chaque phrase, chaque membre de phrase, dans chaque mot, dans chaque syllabe, si l’on sait voir, quelles richesses inexplorées, quelles résonances, quelles perspectives immenses, infinies, ne trouve-t-on pas ?
Tous vos sentiments d'autorité, les opinions de tous vos Mettetal et de vos Lemée n'y changeront rien. J'aime mieux vous dire que je m'en moque un peu. Ils défendent n'importe quoi. Et puis, hein, dans ces choses-là, pas d'argument d'autorité. Jamais. Il se redresse fièrement. On ne doit se fier qu'à soi. Il appuie son poing sur sa poitrine... À soi, vous m'entendez. À sa propre sensation. Et moi, moi, il se frappe la poitrine, moi, je vous le dis, riez tant que vous voulez, vos Fruits d'or, c'est un beau navet.
J'ai remarqué qu'à des moments comme celui-ci, quand ils se sentent ainsi portés par l'Histoire, comme par un paquebot superbe, doté des tout derniers équipements, soulevant sur son passage des vagues et des gerbes d'eau immenses qui font danser et chavirer autour d'eux les fragiles embarcations, j'ai remarqué que c'est à ces moments-là surtout qu'ils sont particulièrement sûrs d'eux et contents...
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Quand on s'interdit les facilités et les conventions en usage dans le roman, et qu'on poursuit dans une voie purement littéraire, à l'exemple du nouveau roman, quel est le thème qu'aucun écrivain d'avant-garde ne songerait jamais à aborder ?
« Enfance » de Nathalie Sarraute, c'est à lire en poche chez Folio.
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