Voici, sans conteste, le roman le plus intrigant de
Simenon. Il est vrai qu'il lui fut inspiré par un fait divers authentique et énigmatique à souhait et qu'il se déplaça au Galapagos pour étudier le problème sur place. de ces morts suspectes, sur lesquelles on ne fait toujours que des suppositions (mais, de nos jours, on le peut, les années nous ayant donné cette liberté que, à l'époque, il faut le souligner, le romancier belge ne possédait évidemment pas), vous trouverez un exposé clair et à mon avis assez fidèle ici : http://www.tahiti-infos.com/Carnet-de-voyage-La-baronne-Wagner-ephemere-reine-mythomane-des-Galapagos_a145415.html - texte et photos d'époque.
L'action se situe sur Floréana, l'une des îles qui forment l'archipel des Galapagos, lieu qui, à l'époque de
Simenon, avait déjà subi une tentative de colonisation, tentative d'ailleurs vouée à l'échec. Les animaux du continent que l'on trouve là-bas - sauf les célèbres tortues géantes - sont d'ailleurs les survivants de cette tentative.
Île parfaitement déserte, Floréana paraît la meilleure destination au Dr Müller, quasi quinquagénaire et universitaire en vue, pour aller y vivre selon son rêve : en communion avec la Nature. Il ne part pas seul mais emmène l'une de ses étudiantes, tombée amoureuse de lui, Rita Strauch, beaucoup plus jeune que lui mais qui, véritablement fascinée par le charisme du personnage (charisme plus intellectuel que physique d'ailleurs), s'est vouée à lui. Et puis, Rita espère toujours ... Elle se dit que, un jour, le docteur se laissera bien séduire autrement que platoniquement ...
Sur Floréana en effet, ils ne vivent que comme frère et soeur. Dans le lit qu'ils ont édifié dans leur case sans murs, une séparation de bois de 15 cm de hauteur doit leur éviter toute tentation. le fait est que ça fonctionne plutôt bien. Par la suite, l'impuissance sexuelle du médecin sera évoquée, avec plus ou moins d'insistance, par
Simenon, là aussi bien sûr sans preuves concrètes. Mais en fallait-il - et nous en faut-il ?
Dans ce qui pourrait passer pour un vrai petit paradis, n'étaient les fantaisies de la saison sèche, qui dure parfois un mois de trop et compromet gravement la vie des hommes et des animaux, Frantz Müller et Rita vivent comme Adam et Eve, souvent nus comme
la main et dans un parfait naturel. Homme, on ne le répétera jamais, très singulier, le médecin s'est fait arracher toutes les dents pour ne pas être tenté de chasser les animaux de l'île afin d'avoir de la viande fraîche. Rita, en bonne disciple, si elle a conservé son beau sourire, ne mange pas non plus autre chose que des légumes, du riz et des fruits. Elle veille sur la maison, s'occupe du ménage et de la cuisine, répare les nattes défaites tandis que son compagnon poursuit son Grand Oeuvre, un livre scientifique de haute volée, qu'il ne parvient malheureusement pas à terminer, ceci soit dit en passant, et effectue de vastes promenades sur ces terres magnifiques, baignées par le Pacifique. Comme l'observeront certaines de nos lectrices, même avec un homme comme Müller, les tâches féminines restent les tâches féminines ...
Pour le ravitaillement, le "San Cristobal" passe deux fois par an et ils ont aussi, venu d'une autre île, de temps à autre, la visite de Larsen, métis d'un marin norvégien et d'une indigène, sympathique géant que le docteur voit d'un assez bon oeil. Car le Dr Müller, qui pense beaucoup mais n'est guère bavard, a tout du misanthrope et, tout comme il avait peu d'amis en Allemagne, il en est de même bien entendu aux Galapagos. C'est un solitaire, élément que
Simenon fait habilement ressortir, voulant peut-être rappeler - peut-être - que les solitaires, animaux ou humains, peuvent se révéler très dangereux, surtout si on les pousse à bout.
Un jour, débarque une famille allemande, les Herrmann, le père, la mère et Jef,
le fils de douze/treize ans, qui n'a pas toute sa tête à lui et qui, selon ses parents et les médecins allemands, est tuberculeux. D'où cette irruption aux Galapagos dont le climat, paraît-il, est très bon pour lutter contre cette maladie. Tout en les incitant à s'installer un peu plus haut, dans la montagne, Müller fait contre mauvaise fortune bon coeur et finit par se lier, à sa manière froide et hautaine, à ses nouveaux voisins.
Malheureusement, quand, au tout début du livre, le "San Cristobal" s'amène pour déposer dans ce demi-paradis une certaine comtesse von Kléber, ses deux amants, Nic Arenson et le jeune Kraus (lui aussi tuberculeux et à un très fort degré), sans oublier caisses de whisky, de cigarettes, de conserves, etc, etc ... ainsi que la prétention de bâtir un hôtel ("L'Hôtel du Retour à la Nature"), destiné aux touristes très riches, avec yachts, mondanités et qui ne considèrent en fait la Nature que comme un nouveau jouet à leur seul usage, Müller, en homme intelligent, comprend tout de suite que le Diable vient de s'introduire chez lui. Impérieuse, narcissique au possible, probablement nymphomane, la comtesse, qui prétend avoir des relations, se serait fait accorder la concession de Floréana par le gouvernement de l'Equateur et entend devenir l'impératrice (sic) de l'île.
Tout d'abord prête à faire ami-amie avec Müller, elle aussi saisit vite que ce personnage frêle, sec et hautement intellectuel, est d'une toute autre trempe que les hommes qu'elle est habituée à fréquenter et / ou pour lesquels elle se prend d'une tocade. le raisonnement de
Simenon, là encore suggéré, est à la fois simple et logique : l'impuissance masculine et la nymphomanie féminine sont les deux revers d'une même pièce. Par conséquent, rien, absolument rien, ne peut aimanter le docteur vers la beauté et l'entregent de la comtesse. Il y a même pire : chacun pourrait s'apercevoir de ce qu'est l'autre et le raconter à qui il ne faut pas ...
Alors, tout se déglingue ... et évidemment, comme toujours chez l'auteur belge (et dans la réalité, comme vous pourrez le constater sur l'article Web que je vous ai déniché), tout va très, très mal finir. Seule Rita, recueillie par le yacht de lord Baimbridge, pourra revenir sur le continent. Mais elle y reviendra, laissant derrière elle beaucoup de cadavres et de questions.
Précisons qu'elle ne semble n'avoir jamais été suspectée, en tous cas par
Simenon, d'avoir une quelconque responsabilité dans cette mini-hécatombe. Dans la réalité, il n'en fut pas tout à fait de même, loin de là.
Ce qui change justement ici, chez le Liégeois, ce sont ces soupçons qu'il laisse montrer le bout de leur nez pointu ici et là, ces indices dont on se demande s'ils en sont vraiment et qu'il dispose là où nous les attendrions le moins. Assurément, l'histoire l'a intriguée mais il ne paraît pas en avoir trouvé la clef. de même, son lecteur en vient-il à suspecter à peu près tout le monde, par exemple de l'étrange disparition de la comtesse et de Nic. Est-ce bien Kraus, lassé de se voir traiter en domestique, qui est responsable de ce double meurtre - car il est impossible que le couple infernal, alcoolique et partouzeur ait pu embarquer sur un voilier quelconque sans que
les autres le sachent ? Si oui, qu'a-t-il fait des corps ? Et lui-même, qui veut "mourir en Allemagne", quand il s'embarque avec Larsen pour une ville plus fréquentée, est-il le meurtrier ou la victime du Norvégien ? Car Larsen a été, lui aussi, un temps, l'amant de l'insatiable comtesse ...
Dans le roman, Müller meurt d'une apoplexie que peut expliquer son âge mais qu'il semble avoir prévue. Dans la réalité, il serait décédé après avoir consommé une boîte de conserves avariée. Témoin unique : Rita. Alors, empoisonnement ou pas ? ...
Sous l'étouffant et indifférent soleil de Floréana, les ténèbres, si chères au père de
Maigret, s'installent peu à peu et se prélassent. Mais le fil rouge est difficile à trouver - j'avoue que je reste personnellement dans l'expectative. L'angoisse, le suspens montent par degré et avec cette innocence qu'ils savent tous deux si bien feindre - dans les romans comme dans la vie. Bref, "
Ceux de la Soif" est un grand livre que je vous conseille de lire au moins deux fois, pour bien enregistrer ce qui y est ... et ce qui n'y est pas alors que cela devrait y être. C'est du grand, du très grand
Simenon. Et du plus subtil. Dans la tradition de "Long Cours" ou du binôme Donadieu : "45° A L'Ombre" et "
Le Testament Donadieu."
Seulement, pour une fois, l'auteur vous laisse vous faire votre opinion personnelle.
Enfin, si vous y parvenez ;o) car vous pourrez vous endormir en pensant fermement blanc et vous réveiller le lendemain en vous traitant d'imbécile et en pensant noir. ;o)