L'esprit anti-conformiste de Boris
Vian plane toujours sur ce labyrinthe de planches et de verre: des piles de 78 tours de jazz New Orleans côtoient des éditions illustrées de
Baudelaire, un crâne humain fait face à deux de ses rares toiles futuristes et son canapé, encore vaillant, semble l'attendre pour une ultime rêverie. "La cité Véron fut sa seule véritable maison: il y a écrit “
L'arrache-coeur”, composé ses plus célèbres chansons et mené sa vie d'homme", résume
Nicole Bertolt, bras droit d'Ursula sa veuve. L'appartement lui-même constitue l'une des plus étonnantes créations de
Boris Vian. En 1953, lui et Ursula tombent sous le charme de ces anciennes loges du Moulin-Rouge, jadis dévolues, dit-on, à Mistinguett. Une trentaine de mètres carrés, dont une partie est occupée par une cartomancienne, tout au bout d'une petite ruelle qui jouxte le célèbre cabaret. En bon ingénieur, l'auteur de “
L'écume des jours” va tout bâtir de ses mains. Ce quartier n'est pas loin de la fameuse Goutte d'or où plein de races se côtoient chaque jour.
Son minuscule atelier est toujours intact, lointain jumeau de celui de l'oncle bricoleur de la java des bombes atomiques: murs de râpes, tiroirs débordant de vis, établi usé par le marteau, morceaux de ferraille pendus. Pendant des mois, il dessine, scie, cloue, pose bibliothèques, tiroirs, parquet, un escalier vers la chambrette où un double lit superposé permettant à Ursula, danseuse, de se glisser dans le lit du haut, au milieu de la nuit, sans le réveiller.
"Comme il était très grand et se cognait partout, il était particulièrement attentif à l'organisation de l'espace", explique
Nicole Bertolt. On peut d'ailleurs encore voir la chaise sur laquelle il écrivait, spécialement conçue pour y glisser ses longues jambes. Mais le bricoleur sait aussi se faire surréaliste: lorsqu'il s'aperçoit que la nouvelle baignoire est trop longue, il abat une cloison et prend son bain la tête dans la chambre et les pieds dans la salle de bains. La télévision, elle, a l'écran résolument dirigé vers le mur. Cité Véron,
Boris Vian fut un bricoleur heureux mais un romancier amer. Les échecs de “
L'écume des jours” et de “
L'automne à Pékin” l'avaient profondément atteint. "Je suis venu déjeuner ici en 1954 et j'ai eu le sentiment qu'il entamait une nouvelle période de sa vie", confirme Monsieur D'Hée, l'un des plus célèbres danseurs de be-bop du Saint-Germain-des-Prés de l'après-guerre, dont la silhouette féline hante toujours la cité Véron. "Hot D'Hée" fait partie de cette poignée d'amis qui exhumera les manuscrits inédits, entamera un long travail de réédition, avant de créer la Fondation
Boris-Vian, dans les murs mêmes de l'appartement, permettant, longtemps après la mort du romancier, à des gens aussi divers que
Serge Gainsbourg ou Lionel et Sylvianne Jospin de venir s'imprégner de la magie particulière des lieux. Sur un mur, on aperçoit encore l'étrange guitare de Boris, une lyre italienne du XIXe siècle. Comment ne pas être ému en songeant que, sur ces cordes, il composa le poignant Déserteur ("Monsieur le Président, je vous fais une lettre...")?
Son autre instrument fétiche, un cor en laiton spiralé, avec lequel il aimait "réveiller" ses amis, repose toujours sur une étagère. Inlassablement, entre deux articles pour Jazz Hot et une traduction de
Strindberg, Boris rode ses chansons, écrit un opéra, improvise au piano, lit tout ce qui lui passe entre les mains. Sur les rayons de sa bibliothèque, on effleure avec émotion des romans de
Marcel Aymé dédicacés et un dictionnaire d'argot, des revues d'aviation et des manuels de graphologie et de vieux livres de cuisine. le 6 bis cité Véron devient vite un rendez-vous du monde de la musique et des lettres: on y croise
Raymond Queneau et
Georges Delerue,
Miles Davis et
Max Ernst, Henri Salvador et
Yves Gibeau...
Le soir, apéritifs aidant, les amis débordent joyeusement sur l'immense terrasse qui vient buter sur l'arrière des ailes du Moulin-Rouge. le terrain de jeu préféré de Patrick
Vian et de Minette
Prévert. Car l'auteur de “
Paroles” est le voisin direct des
Vian. Une profonde amitié va lier le poète et le trompettiste, renforcée par les célébrations potaches du Collège de Pataphysique. le 11 juin 1959, cité Véron, Henri Salvador est promu "satrape", l'un des nombreux titres honorifiques du facétieux collège.
L'immense terrasse est même rebaptisée "terrasse des Trois-Satrapes", en l'honneur de
Boris Vian,
Jacques Prévert et Ergé, le chien de ce dernier.
Ionesco,
Queneau et
Siné assistent à l'événement. On boit, on rit, on est heureux comme des "collégiens". Douze jours plus tard, l'auteur de
L'écume des jours claque la porte du 6 bis, cité Véron, pour la dernière fois. Redécouvrir les livres de Boris
Vian est un voyage fabuleux.