“Les erreurs ne sont pas dans l'art, mais chez l'artisan.”
(
Isaac Newton, "Philosophiae Naturalis Principia Mathematica", 1687)
"
La Société Royale", ou de l'histoire, de la science, de la médecine, de la politique, des meurtres, des complots religieux et des codes secrets, ainsi que quelques considérations supplémentaires sur les tartes à la primevère.
Cela fait déjà quelques jours que j'ai fini ce sympathique roman offert par les éditions Sonatine (merci !), et j'hésite encore quant à ma conclusion définitive. Les principaux protagonistes de l'histoire sont de fins observateurs qui procèdent méthodiquement, en acceptant ou rejetant leurs hypothèses selon les principes empiriques de
Roger Bacon... je vais donc suivre l'exemple de ces "philosophes naturels" en adoptant leur modus operandi.
L'hypothèse du départ est très séduisante : "élu meilleur roman historique de l'année par le New York Times", "entre le Nom de la rose et le Parfum", "un thriller historique fascinant inspiré de faits réels". Comment rester insensible à cette profusion d'éloges ? Serait-elle confirmée par l'"experientia" des lecteurs ?
On peut éliminer d'emblée la référence à Eco et à Süskind : un inévitable coup de marketing qui n'a rien à voir avec le roman de Lloyd, ni par le style, ni par la conception.
Le reste de l'énoncé est néanmoins assez proche de la réalité, et avec la riche bibliographie étalée sur plusieurs pages, on sait que
Robert Lloyd n'a pas abordé l'écriture de son premier roman à la légère. Si je mets de côté le choix subjectif du New York Times, il reste "un thriller historique fascinant inspiré de faits réels", et la main qui pratique l'autopsie du livre devient tout de suite moins tremblante.
Nous sommes au coeur de l'hiver 1678, dans Londres brumeuse et glaciale, qui se relève à peine du terrible incendie de 1666. Après le sanglant épisode de la guerre civile et la décapitation de Charles I, Charles II revient d'exil et la monarchie avec lui, mais la république de Cromwell, ce puritain rigoriste, est encore dans toutes les mémoires. Depuis le schisme anglican, le moindre signe de la "menace catholique" déclenchait toujours des vagues de panique parmi la population, et il n'est pas étonnant que le corps d'un garçonnet trouvé au petit matin sur les bords de la Fleet River doive rester un secret. L'enfant est entièrement vidé de son sang, et le message crypté trouvé à ses côtés enflamme l'imagination. Un nouveau complot papiste ? le roi serait-il en danger ?
L'enquête sur le corps - le premier de la série - sera confiée à Robert Hooke, scientifique polyvalent de
la Société Royale de Londres. Conservation, observation, décryptage du message... Hooke est un scientifique passionné mais pas un téméraire, et après le suicide du secrétaire de la Société et l'assassinat du juge de paix qui l'a chargé de cette enquête, il y renoncerait volontiers. Mais ce serait sous-estimer Harry Hunt, son jeune assistant aussi doué que curieux, qui continue à suivre les pistes pavées de danger. Et surtout le roi, qui s'intéresse personnellement à l'affaire, alarmé par les révélations d'un certain Titus Oates sur un "complot jésuite".
Brillante façon d'obscurcir encore plus le scénario déjà assez touffu du roman : Oates, ce prétendu espion et probablement le plus gros menteur et parjure de toute l'histoire anglaise, reste un personnage absolument fascinant.
Comme toute cette époque du 17ème siècle, d'ailleurs, dont Lloyd a parfaitement saisi l'esprit.
Si l'on cherchait une période dans l'histoire de la philosophie où il n'était pas jugé pour le moins discutable de placer Dieu devant le "tribunal de la raison humaine", ou, pour le dire autrement, où la croyance en Dieu n'excluait pas la croyance dans l'autonomie de l'intellect humain, alors ce serait précisément cette période-ci : les Lumières. En 1678, ces "philosophes naturels" gardent encore la polyvalence de la Renaissance, et beaucoup de spéculations scientifiques portent toujours une forte empreinte de l'obscurantisme baroque, mais il faut bien commencer quelque part... ne serait-ce que par une lampée du vin fortifiant à la limaille d'argent, ou par les tentatives de transfuser le sang d'un agneau à l'homme. Newton, Harvey, Harriot, Hooke, Bainbridge... ils ont tous posé leur grosse brique dans les fondations des sciences exactes, tandis que les penseurs comme Hobbes, Locke ou Hume (pour ne rester qu'en Angleterre) s'interrogent déjà sur la possibilité d'un nouvel ordre dans la société. Pour l'illustration, l'épisode avec les Levellers est assez habilement inclus dans le roman.
Bref, désormais, si on interroge les cieux, c'est surtout pour calculer les trajets des astres, et le regard des membres de
la Société Royale va avant tout droit devant, en oubliant Dieu dans ses hauteurs.
Le fond de l'enquête est donc joliment riche en personnages et en réalités de l'époque, et on veut vraiment connaître le fin mot de l'histoire, ce qui a probablement sauvé ma lecture.
J'arrive donc logiquement à la traduction, qui me semble exceptionnellement calamiteuse. Il arrive parfois qu'en lisant on confonde les personnages, qu'on n'arrive pas à visualiser la description des lieux ou d'un mécanisme, ou qu'on doit relire une phrase compliquée pour en saisir le sens. Ici c'est malheureusement systématique.
Les phrases semblent être laborieusement calquées sur la syntaxe d'origine, les idiomes sont pour la plupart repris tels-quels, et les dialogues perdent tout leur naturel. le style de Lloyd n'est pas sans défaut, mais on lui pardonne volontiers ses poétiques métaphores météorologiques et animalières, car il nous a inventé une captivante aventure. Hélas, la traduction l'a transformée en quelque chose d'aussi exsangue et inconcevable que le petit corps trouvé au bord de la Fleet, ce qui est vraiment dommage, tant pour l'auteur que pour le lecteur, alors 3/5 pour le "produit" final.
Bonté divine, ce billet est déjà long comme la liste d'accusés de Titus Oates, alors si vous êtes pressés, vous pouvez sauter cet "addendum" concernant la mystérieuse "tarte à la primevère", que la logeuse de Hunt sert à la page 283 . Intéressante excursion dans la cuisine de l'époque, distraction de l'auteur ou erreur de la traduction ? J'ai donc mené ma propre enquête linguistique (primrose est bien primevère, et rien d'autre), suivie par celle sur la comestibilité de la primevère. Au 17ème siècle il s'agissait très probablement de la variante sauvage appelée "coucou", qu'on utilisait assez souvent dans les recettes. Certes, c'est une fleur précoce, mais où madame Hannam l'a donc trouvée en plein hiver ? J'ai poursuivi mes recherches sur l'approvisionnement des marchés anglais à l'époque de la Restauration, en passant par l'histoire générale de la culture sous serre en Europe, et j'ai appris plein de choses passionnantes (notamment sur les "murs à fruits" très en vogue en France, à cette époque), mais contrairement au mystère du garçon exsangue, celui de la tarte aux primevères reste toujours entier. Tout comme la lecture de ce roman, je ne regrette pas ces efforts, mais il manque toujours quelque chose pour que je sois complètement satisfaite.