Avec "
Maigret et le Fantôme", je savais d'instinct qu'il n'y aurait rien de spectral dans l'histoire : ni guéridon qui tourne, ni poltergeist un peu trop farceur et encore moins fantôme remuant ses chaînes . Rien qu'une ressemblance. Celle que, en s'asseyant dans son propre salon, aux côtés de l'inspecteur Lognon, pour jeter un coup d'oeil sur les gens qu'il surveille derrière les rideaux mal tirés du balcon d'en face, trouve une jeune fille à une silhouette des plus remuantes et entièrement vêtue de blanc qui s'agite derrière lesdits rideaux en une sorte de danse frénétique. C'est ce mot " ... fantôme ..." que Lognon, terrassé sur le trottoir par une balle dans le ventre et une autre non loin du poumon, murmure à l'inspecteur du XVIIIème, son collègue Chinquier, arrivé sur les lieux avant l'ambulance. Pour Chinquier, pour tous
les autres inspecteurs du XVIIIème, pour
Maigret, immédiatement prévenu et pour tous ceux du 36, Quai des Orfèvres, ça n'a pas de sens. Mais la chose qui en a, elle, un sens, la chose qu'on ne peut pas laisser passer, même si l'usage est de sourire du Malgracieux quand celui-ci est en pleine forme (mis à part son rhume chronique), cette chose-là, c'est que quelqu'un, un truand ou un non-truand, peu importe, a expédié deux balles dans le corps de Lognon, deux balles qui l'ont envoyé provisoirement dans le coma, un coma dont on a bon espoir qu'il va sortir mais ...
Et s'il n'en sortait pas ? ...
Derrière l'Inspecteur Malgracieux, désormais bien détaché des choses de ce monde tout au fond de son lit d'hôpital, la police tout entière fait corps. Et pas seulement la parisienne. Où que téléphone
Maigret pour suivre une piste ou demander un renseignement, dans le Nord, dans le Sud, la réaction est la même : Lognon est un policier qu'on a tenté de tuer, et en plus un sacré bon policier (maintenant qu'il n'est pas là pour prétendre qu'on se moque de lui en disant ça, on peut le répéter à l'envi : un sacré limier, même), qui n'a que deux boulets à traîner dans sa vie mais, hélas ! ils sont de taille : son épouse, perpétuellement souffrante et affublée du doux prénom de Solange, ... et la Malchance.
Une Malchance qui ressemble au talent de Lognon : une sacrée Malchance !
L'histoire débute sur un ton mi-figue, mi-raisin, par le SAMU qui vient ramasser le corps du pauvre Lognon, puis par la découverte que, depuis quelques semaines, il passait ses nuits chez une jeune fille, Marinette Augier. Au choc de la nouvelle de l'état plutôt grave où l'a laissé son assassin, succède, au XVIIIème comme au 36, celui d'imaginer le Malgracieux au bras d'une jeune et jolie maîtresse. Notez qu'on est prêt à lui pardonner. Non parce qu'on est entre hommes mais parce qu'avec une épouse comme Solange Lognon ... Mme
Maigret elle-même, si elle ne se permet aucune absolution officielle, sent la sollicitude l'envahir à l'idée que Lognon avait enfin trouvé quelqu'un pour l'aimer ou, en tous cas, pour s'occuper un peu de lui.
Bien évidemment, il ne s'agit pas du tout de ça. Malgré la disparition de Marinette Augier,
Maigret et ses inspecteurs se rendent vite compte que Lognon avait sans doute demandé à la jeune fille l'autorisation de surveiller chaque nuit quelque chose qui ne pouvait avoir lieu que dans la rue ... ou dans la maison d'en face. Quelque chose qui l'avait intrigué avant d'éveiller son instinct, cet instinct phénoménal de limier qui part toujours dans la bonne direction. Alors, bien sûr, tout le monde s'y met. On visite toutes les maisons de la rue, par acquis de conscience. On interroge concierges et locataires. Mais, très bientôt, l'appartement de Norris Jonker, un riche Hollandais collectionneur de tableaux, situé juste en face de chez Marinette, apparaît comme la clef de l'énigme.
Fils de banquier, Jonker a grandi au milieu des tableaux de maître que son père collectionnait déjà. Peu attiré par la finance et ayant les moyens de vivre de ses rentes, il abandonne la gestion de la banque familiale à son aîné, Hans, et commence à mener une vie cosmopolite. Mais ce qu'il préfère à tout au monde, c'est acheter des toiles de maîtres. Il est ainsi arrivé à soixante-quatre ans, sans s'être fait remarquer, sinon peut-être par son mariage avec Mirella, une jeune femme d'origine française et divorcée d'un Anglais, de trente ans sa cadette. Mirella est très belle mais l'affection (et non l'amour, remarque
Maigret entre deux bouffées de sa pipe) qu'elle porte à son époux paraît a priori des plus sincères. Seule ombre au tableau - si l'on peut dire : régulièrement, chaque soir, des jeunes femmes, prostituées, hôtesses, comédiennes en devenir, danseuses de revue ... se présentent à
la porte des Jonker. le mari ou la femme les fait entrer. Elles ressortent au petit jour et jamais, JAMAIS, on ne voit revenir la même ...
Là, vous en savez assez pour vous sentir tenté, surtout en ces temps de vacances (qui sont toutes proches ou qui vous font signe du mois prochain, allez, courage ! ) de vous intéresser à ce énième opus qui met en scène
Maigret et ... Lognon. Un Lognon qu'on ne voit pas mais dont on prend des nouvelles tout le temps. Avant même d'interroger les suspects, tout le monde appelle Bichat et l'infirmière-chef est, paraît-il, sur le point de craquer tant ces messieurs de la Police sont insistants. Si encore ils voulaient interroger leur collègue ! Non, c'est tout bêtement pour prendre d'abord de ses nouvelles ! Comme tout le monde !
Et si je vous dis que, à sa sortie de l'hôpital, Lognon aura sa photo en grand dans les journaux avec les félicitations de ses supérieurs pour avoir découvert ... quoi donc ? Un trafic de tableaux ? Mais Jonker possède de réelles toiles de maître et il n'a pas besoin d'escroquer pour vivre ... Un trafic de drogue ou d'objets et papiers précieux peut-être, sous couvert, justement, de trafic de tableaux ? Mais les objections demeurent les mêmes ... non, en fait, Lognon a découvert une histoire diablement compliquée, tant sur le plan "technique" si l'on peut dire que sur le plan "intime", une histoire dont, en un sens et bien qu'il soit consentant, Jonker est la première victime.
Oui, si je vous dis que, cette fois-ci, Lognon aura toute la gloire - qu'il mérite amplement - pour lui, cela devrait vous inciter encore plus à vous pencher sur ce
Maigret prenant et qui dépeint, avec ces mots habiles et simples que
Simenon savait si bien utiliser, une solidarité policière dans laquelle il est bon de se plonger à notre triste époque. Ca fait du bien, ça rafraîchit, voyez-vous : ça remet le monde à l'endroit. ;o)
Euh ... Par contre, si vous espérez que Lognon aura droit à son mois de convalescence - je crois même que c'est un peu plus - là, vous faites erreur. Oh ! Il partira bien "se reposer". Mais avec son épouse . Ce qui fait qu'il utilisera sa convalescence personnelle pour soigner son épouvantable et si dolente moitié. Ah ! heureusement qu'il est solide, notre inspecteur Lognon ! Car nul doute que nous le retrouverons prochainement, en train d'éternuer, maussade, devant un
Maigret raisonnablement agacé, qui le regardera sortir de son bureau en se demandant comment il peut prendre de tels airs de martyr.
L'univers du commissaire
Maigret, c'est tout un monde et il manquerait, à cet univers, quelque chose d'essentiel si, de temps à autre, on n'y croisait pas l'Inspecteur Malgracieux. Qu'en pensez-vous ? ;o)