Un
Maigret qui sort de l'ordinaire car il évoque l'erreur judiciaire vraisemblable mais non prouvée. Tout commence dans la salle-à-manger des Pardon, autour du gâteau de riz que l'épouse du médecin, qui n'ignore pas l'intérêt du commissaire pour ce dessert, prépare une fois par mois. le temps a passé, Aline, la fille du couple, est désormais mariée à un vétérinaire et attend même un bébé pour lequel Mme
Maigret tricote une brassière. Un coup de fil vient interrompre le paisible repas : la femme d'un tailleur polonais en phase terminale qui ne sait que faire, son époux refusant d'aller mourir à l'hôpital et les médicaments qu'il reçoit chez lui ne suffisant plus devant le cancer vainqueur. Je n'ajoute rien à la description : vous n'avez qu'à imaginer cette agonie de cinq jours dans un misérable deux-pièces où s'entassent sept personnes dont un mourant, une femme enceinte et cinq enfants : cela devrait suffire.
La vie d'un médecin de quartier n'est pas toujours simple. Pardon, bien embarrassé, autorise un demi-cachet de plus. Mais pas plus, vraiment. Pour le distraire de ses préoccupations et aussi de cette tristesse qui s'empare de son ami quand il voit la Mort l'emporter sur ses soins, et dans d'aussi sinistres conditions,
Maigret entreprend de raconter, par petites phrases et en tirant sur son éternelle pipe, l'affaire Josset, qui le plongea, lui aussi, dans l'embarras et lui resta sur l'estomac parce que, au contraire de Pardon qui sait que ce n'est plus qu'une question d'heures pour le petit tailleur, lui n'était absolument pas certain de la culpabilité de celui que le juge Coméliau, fort de son dossier d'instruction, expédia cependant aux Assises, puis à l'échafaud.
C'est toujours le point de vue de
Maigret que nous avons sur l'affaire, avec ses certitudes, ses étonnements aussi, puis ses doutes et enfin son écoeurement devant le jeu de l'avocat de la Défense dont l'offensive fera autant de tort à son client que les envolées du Procureur. Une histoire simple, comme toujours. Ici, pas de complot de famille dans le style des "Témoins Récalcitrants". Rien qu'un jeune pharmacien qui monte à Paris et trouve une place dans une pharmacie anglaise des Champs-Elysées. La clientèle est très aisée. Comme Josset, puisque c'est de lui qu'il s'agit, n'est pas trop laid de sa personne, il se lie de plus en plus intimement avec Christine, une jeune veuve à qui son défunt de mari a laissé une grosse, une très grosse fortune. Après des mois d'une liaison torturée car, si étrange que cela puisse être, ces deux êtres pourtant si différents ne sont pas seulement attirés par le sexe mais éprouvent aussi l'un envers l'autre un profond sentiment affectif, ils se marient. Josset quitte la pharmacie qui, bien que située sur les Champs, ne saurait désormais lui suffire et devient le directeur d'un laboratoire pharmaceutique - où, d'ailleurs, il se donne à fond. Et cela dure ainsi pendant un nombre respectable d'années. Après une passion sexuelle tumultueuse, les deux époux se sont éloignés l'un de l'autre mais, de coeur, ils sont restés bons camarades et échangent confidences sur leurs liaisons respectives et aussi conseils sur telle ou telle opération.
Or, au matin où
Simenon fait débuter le récit de
Maigret, Mme Josset a été retrouvée morte sur son lit, assassinée à l'arme blanche. Tout désigne le mari, y compris et surtout l'invraisemblable histoire d'un retour chez lui pendant la nuit, retour durant lequel il se serait endormi dans le salon et n'aurait vu ni entendu personne dans la maison. Circonstance aggravante mais inéluctable, Josset avait une maîtresse, une petite secrétaire, pas très "fute-fute" comme on dit, mais qu'il idéalisait parce que, quelque part, elle devait lui rappeler ses vingt ans et à laquelle, ce qui est encore plus grave, si possible, il avait promis le mariage la veille même, lui assurant qu'il divorcerait. Ce concours de circonstances (qui a malheureusement filtré dans la presse grâce aux soins d'une concierge malintentionnée) et la sauvagerie du meurtre,
Maigret l'explique, font que, dès le départ, le public a pris position pour la victime et contre son mari, alors même que celui-ci n'était pas encore officiellement coupable. Josset était sorti de rien, ou de pas grand chose, Josset avait réussi, Josset avait une maîtresse à qui il avait promis de l'épouser tout en la faisant avorter un peu plus tôt du bébé qu'elle portait : Josset, assurément, ETAIT coupable. Rejeté autant par le monde où il était né que par celui dans lequel il était entré par son riche mariage mais qui ne l'avait jamais vraiment accepté, il DEVAIT être coupable.
Peut-être, malgré ses dénégations, malgré le soin qu'il apporte à justifier les moindres étapes de son parcours atypique, peut-être l'était-il d'ailleurs. le problème, c'est que, une fois son dossier parti à l'instruction,
Maigret ne pouvait plus intervenir. Alors que, à sa façon de limier têtu, il examinait d'autres pistes. Comme celle des amants de Christine, nombreux et pêchés un peu dans tous les milieux, d'étranges poissons qu'elle nommait - et que ses amis préféraient aussi appeler - ses "protégés." Des hommes un peu comme Josset dans le temps mais qu'elle n'avait pas aimés comme elle avait aimé celui-là, malgré tout. Des hommes qu'elle pouvait dominer, humilier, écraser sans aucun remords affectif ou émotionnel.
Christine aimait aussi, certains de ses propres amis l'admettront non sans une certaine gêne, "s'encanailler." Elle aurait ainsi rencontré une petite gouape plutôt douée au lit, dont
Maigret n'apprendra jamais que le surnom, très "chic", de "Popaul" et qui, d'après ce que lui en confiera, bien des années après l'exécution de Josset, un petit malfrat coincé dans une affaire dont il souhaitait se tirer en proposant des "renseignements", se serait vanté, dans le port latino-américain où il l'a jadis rencontré, d'avoir égorgé Christine Josset, laquelle l'avait humilié dans sa fierté de mâle et de caïd. Par acquit de conscience,
Maigret se renseigne mais la police vénézuélienne (il me semble bien que Vénézuéla est en cause quelque part dans ce roman ) se montre plutôt paresseuse et sibylline. de toutes façons, Adrien Josset est mort et ne ressuscitera pas ...
A Pardon comme au lecteur,
Maigret ne déclare jamais qu'il est sûr et certain de l'erreur judiciaire. Non, pour lui, c'est encore pire : il ne sait pas et il ne saura jamais. Et un homme, peut-être innocent mais aussi peut-être coupable, est mort sans qu'il puisse, du fait des pressions de l'opinion publique (et du Parquet en la personne du juge Coméliau) accomplir son travail aussi correctement qu'il l'eût souhaité.
Noir, amer et blasé,
Simenon nous brosse ici le portrait d'une certaine société qu'il a lui-même fréquentée et qui, peut-être parce qu'elle se situe tout de même un demi-cran au-dessous de celle dépeinte dans "
Maigret voyage", sans doute aussi parce qu'elle s'agite beaucoup moins entre avions de luxe et palaces cinq étoiles des capitales européennes, nous apparaît infiniment plus crédible et beaucoup moins "vide". Les spécimens que l'auteur belge a choisi d'examiner se tiennent relativement tranquilles sous la loupe du microscope. Déjà, le spécimen féminin est mort et reste figé plus ou moins pour le lecteur dans son sang et sur son lit. Quant au spécimen masculin, c'est le Hasard seul qui l'a mené à frayer au sein de cet univers et puis,
Maigret le dit souvent, dans le fond, c'est un grand mou, un faible. Il bouge peu, il raconte, il hypnotise presque
Maigret qui se demande sur quel drôle d'oiseau il est tombé, il contrarie aussi Coméliau qui, bien que l'estimant au début coupable sans une seule once de doute, finit par se poser quelques questions préoccupantes, et puis, à partir du moment où il n'a plus de rapports qu'avec le Parquet, il s'"objetise", semble-t-il, à nos yeux de lecteur étonnés et, ma foi, somme toute aussi hésitants que
Maigret, aussi contrariés que Coméliau.
Nous non plus, nous ne connaîtrons jamais le fond de l'affaire Josset. Il ne nous reste, comme
Maigret et Pardon, qu'à accepter notre frustration en nous prenant un petit armagnac de derrière les fagots - ou alors un bon chocolat chaud. Enfin, quelque chose qui nous fasse oublier que la vie est trop souvent décevante et que, quand elle l'est, elle daigne bien rarement nous préciser pourquoi elle l'est. ;o)