N'est-il pas énorme d'entendre M. Maurras parler au nom de la tradition française alors qu'il reste volontairement étranger à la part la plus précieuse de notre héritage national : la chrétienté française... Il était d'autant plus farouchement intégriste qu'il n'avait pas la foi...
Sa force est de haïr la pensée d'autrui d'une haine vigilante, charnelle, qui a la puissance et le mouvement de l'amour. C'est par là qu'il féconde des milliers d'imbéciles [A1] qui ne l'ont pas lu ou l'ont lu sans le comprendre...
Les petits mufles de la nouvelle génération réaliste (Maurras, Doriot, Laval... Carbuccia, etc.) auront beau m'éclater de rire au nez, je ne leur en veux pas, comme dirait Péguy, de jouer le temporel mais ils jouent le temporel et le spirituel à la fois, c'est ce qui me dégoûte. Jouer le temporel avec les puissants de ce monde et en même temps faire appel à la mystique et à l'argent des pauvres, non !
Ils méprisent la mystique mais s'en servent sans vergogne. Vous avez soif d'idéal, nous vous fournirons d'idéal : aux "poilus" de gauche, la mystique pacifiste, aux poilus de droite la mystique nationaliste, chacun la sienne et rentrez tranquillement chez vous, lorsque la France sera réveillée, elle vous enverra le percepteur...
La colère des imbéciles remplit le monde. Il est tout de même facile de comprendre que la Providence qui les fit naturellement sédentaires, avait ses raisons pour cela. Or vos trains rapides, vos automobiles, vos avions les transportent avec la rapidité de l’éclair. Chaque petite ville de France avait ses deux ou trois clans d’imbéciles dont les célèbres « Riz et Pruneaux » de Tartarin sur les Alpes nous fournissent un parfait exemple. Votre profonde erreur est de croire que la bêtise est inoffensive, qu’il est au moins des formes inoffensives de la bêtise. La bêtise n’a pas plus de force vive qu’une caronade de 36, mais une fois en mouvement, elle défonce tout.
Une fois de plus, ces gens-là vont se dire : « Que demande donc cet écrivain catholique ? Car il lui manque évidemment quelque chose puisqu’il est mécontent. Tâchons de le lui donner pour qu’il nous fiche la paix. » Il ne leur viendra jamais à l’idée, bien entendu, que j’ai honte d’eux. Ils se croient beaux, aimables, spirituels, pas fiers. Ça, c’est vrai, ils ne sont pas fiers ! Ils doivent croire que je les envie. Lorsque ces personnages défilent en public, ils ne se consoleraient pas de glisser sur une pelure d’orange, et de ramasser une pelle comme tout le monde. Mais ils ne se posent jamais, sans doute, la question familière à n’importe quel chrétien pourvu qu’il ne soit ni un imbécile ni un lâche : « Quelle opinion peut se faire du Christ et de sa doctrine l’homme de bonne volonté qui m’observe et me sait chrétien ? » J’ai honte d’eux, j’ai honte de moi, j’ai honte de notre impuissance, de la honteuse impuissance des chrétiens devant le péril qui menace le monde. Quoi ! c’est nous l’Église du Christ ? Voilà les charniers qui s’ouvrent et il est impossible de tirer de nous un oui ou un non.
À ceux qui se demandent pourquoi j’ai quitté mon pays pour le Brésil, je pourrai dire que je suis venu ici cuver la honte. La honte accable les uns, réduit les autres au désespoir. Je suis de ces derniers. Je ne veux pas cesser d’écrire, de témoigner pour ce que j’aime. Je sens bien que la honte et le dégoût m’eussent réduit à l’impuissance, ou à la haine, qui est impuissance pure, la forme démoniaque de l’impuissance. Tel Français qui s’abandonnerait en France, trouve la force de relever la tête, de faire front, il sait ce qu’il représente, lui, pauvre diable, il ne peut pas céder, il ravale Doriot et Blum, il ravale Tardieu et Jouhaux, il ravale Maurras et Flandin, il ravale même M. Céline, il ravale tout, il ne peut pas vomir en public. À cette distance, parmi des amis sincères de mon pays, le diktat de Munich m’est apparu ce qu’il est réellement, une farce macabre, mais une farce, un de ces faits qui ne peuvent pas prendre racine dans l’histoire, une sorte de fausse couche de la France, violée pendant son sommeil, au coin d’un bois, par des voyous.
Le monde païen a pu créer, maintenir pendant des siècles, une civilisation humaine dont nous n’avons pas encore épuisé la substance et nous assistons avec des airs d’experts, des airs d’augure, à la ruine d’une civilisation née de l’Église. Nous nous contenterons de répondre à ces millions de misérables que la société élimine hypocritement par la faim, quand elle ne les fait pas fusiller par la police : « Que voulez-vous ? Je vous l’avait bien dit ! Soumettez-vous ! » C’était bien là, en effet, le conseil que l’Apôtre donnait aux esclaves, en son temps. Mais vous savez bien, menteurs, que les circonstances sont très différentes. L’Apôtre devait d’abord accepter tel quel le monde qu’allait transformer l’Évangile. Et c’est d’un monde formé par l’Évangile que vous laissez chasser le pauvre.
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Bernanos sans concessions
Mgr Patrick Chauvet
Éditions Fayard
© Mgr Patrick Chauvet pour la librairie La Procure