[disponible en traduction française sous le titre :
Les années anglaises]
Elias Canetti quitta Vienne pour l'Angleterre en 1939, quelques mois avant la guerre, et y vécut avec sa première femme, Veza, jusqu'au début des années 1970, puis par intermittence jusqu'à sa mort en 1994.
Réfugié politique, il n'avait publié, à son arrivée, qu'une pièce de théâtre oubliée et son unique roman, auto-da-fé, qui de surcroît n'était pas encore traduit en anglais. Pourtant il manifeste, plus que les sentiments de déracinement typiques des exilés, une forte rancune à l'égard du pays d'accueil, pour l'arrogance de ses élites (déclinée en plusieurs formes) et, particulièrement, pour le manque de reconnaissance qu'il subit, surtout au cours des premières années. L'expression de ces sentiments est un peu dérangeante par sa petitesse, et c'est sans doute pour cette raison que l'auteur refusa de revoir et publier les notes qui composent ce livre, qui paraît posthume une décennie après son décès.
Hormis ce détail, le livre comporte une analyse très pénétrante et subtile – comme d'habitude chez Canetti – du milieu dans lequel l'auteur évolue, surtout du point de vue de la sociabilité-mondanité (les « parties »), pen
dant et après la guerre, et tout spécialement une étonnante galerie de portraits d'hommes et femmes illustres (et parfois de parfaits inconnus) qu'il a côtoyés. Certains sont au vitriol, à l'instar de celui de
T. S. Eliot, qu'il ne connaissait que très vaguement, ou d'
Iris Murdoch, qui au contraire s'avère avoir été sa maîtresse plus qu'accidentellement... D'autres sont bienveillants voire admiratifs, tel
Bertrand Russell, Franz Steiner,
Oskar Kokoschka. Mais tous ont été croqués comme des personnages de nouvelle, dans une finesse de trait, une caractérisation psychologique et surtout un langage d'une extrême richesse et beauté. le traducteur anglais, Michael Hofmann, qui est aussi un poète, met en exergue (dans la préface) et donc restitue, à l'évidence de façon très réussie, un style emprunté à la littérature anglaise du XVIIe, dont Canetti exprime a plusieurs reprises son admiration inconditionnelle, comme si ces notes d'Angleterre avaient été pensées, sinon rédigées, directement dans cette prose. Cela semble parfaitement logique pour un auteur qui avait lu les premiers livres de son enfance en anglais, qui a effectué des recherches pendant trente ans dans cette langue et qui, en décrivant le milieu et les personnes d'un pays qu'il comparait, à leur désavantage, à une période plus glorieuse, s'efforçait par-dessus tout de gagner leur reconnaissance. Pour cette raison, et malgré l'effort qu'il m'en a coûté, je suis content d'avoir lu ce livre dans cet anglais compliqué.