L'écrivain
Antonio Lobo Antunes a coutume, dans ses livres, de critiquer le nationalisme qui a marqué une partie de sa vie : « Je ne comprends pas le patriotisme, je me méfie du nationalisme, j'ai grandi sous Salazar. D'ailleurs, je suis très étonné par la manière dont vous séparez dans vos librairies vos livres nationaux et les livres étrangers. Les dictatures commencent comme ça ».
Avec «
le retour des caravelles », l'un des plus grands auteurs lusophones nous offre une traversée de l'histoire de son pays totalement baroque, et jette en pâture le mythe des grandes découvertes et conquêtes territoriales sapant ainsi les bases du nationalisme portugais…je comprends pourquoi ce livre a fait grand bruit au Portugal à sa sortie, ce sont les héros de la splendeur de ce pays dont il se moque avec cynisme !
Ceux qui me lisent le savent,
Antonio Lobo Antunes est mon écrivain préféré.
le retour des caravelles n'a cependant ma préférence parmi sa longue bibliographie. Si je retrouve dans ce livre la plume flamboyante et nostalgique, sensorielle, de l'auteur portugais, ses métaphores, ses personnifications, ses nombreuses figures de style, en revanche je le trouve moins original en ce qui concerne sa façon unique de rendre compte des soliloques empreints d'obsessions de ses personnages, chaque chapitre pouvant habituellement être le déroulement incroyable d'une seule phrase qui entremêle passé et présent, pensées et sensations (le maître d'
Antonio Lobo Antunes est
William Faulkner et il m'est d'avis, qu'en matière de flux de conscience, l'élève a dépassé le maître, mais cela est un avis bien personnel fondé qui plus est sur une seule lecture de
Faulkner, je ne suis guère objective).
Ici la plume est plus conventionnelle et l'originalité du récit tient non pas à cette manière, quasi hypnotique, de se connecter au flux de conscience des personnages mais à celle, assez insolite tout de même, de prendre des personnages historiques connus sur lesquels se fonde la soi-disant splendeur du Portugal pour les parachuter dans le Lisbonne d'après la décolonisation, celle des années 70, ville qu'ils ne reconnaissent plus évidemment, dans laquelle ils errent et où ils espèrent
le retour des caravelles leur permettant de retrouver grandeur et dignité.
Cette façon de faire permet d'une part de descendre les personnages légendaires de leur piédestal en les montrant tels de pauvres hères errant dans une terre natale devenue étrangère, dans des endroits sordides et crasseux, et de souligner d'autre part toute la vacuité de la colonisation… Tout ça pour ça, sommes-nous tentés de dire. L'Angola, mais aussi La Guinée-Bissau, le Mozambique, le Cap-Vert (et même Macau), toutes les colonies d'Afrique portugaises sont ainsi appréhendées et l'indépendance, suite à la révolution des oeillets d'avril 1974, a fait fuir les portugais, coupables, aux yeux des autochtones, de l'exploitation dominatrice de ces terres et des abus perpétrés sur ces peuples. Nous vivons la tragédie que constitue le retour de tout exilé en terre natale qui n'est plus tout à fait la même de sorte qu'un exilé est finalement de nulle part, étranger dans son propre pays. Antunes est souvent cynique et dénonce les exactions commises entrainent son lecteur dans un sentiment de révolte et de dégout. L'auteur se délecte en jetant en vrac tous les héros nationaux de cette époque des grandes découvertes, désormais perdus, éperdus, amères, accueillis dans un hôtel sordide « L'Apôtre des indes », dont le gérant,
François-Xavier, est revenu du Mozambique en échangeant sa jeune épouse contre un billet d'avion. Il gère un grand nombre de prostituées qu'il exploite abusivement. Les scènes décrites de cet hôtel où se côtoient prostituées et anciens héros sont épiques, pathétiques, révoltantes, marquées du sceau de la décrépitude et de la lassitude…
« le mari eut l'impression qu'ils habitaient dans une sorte de ruine d'apocalypse ou de cimetière abandonné : les plafonniers cassés se décollaient de la peinture comme des grappes de chagrin dont les larmes n'auraient pas encore fini de couler ; on avait entaillé au couteau le bois des armoires ; les cicatrices des abat-jour, qui se réduisaient pratiquement à leur armature en fil de fer, témoignaient d'un impitoyable combat avec des fantômes arabes… ».
Les deux personnages qui m'ont le plus marqués, parmi les nombreux personnages mentionnés par l'auteur, se sont Luis de Camoëns, grand poète portugais qui a écrit les Lusiades où est faite l'apologie de la conquête des territoires et où sont décrits les faits d'armes des anciens héros, ainsi que le célèbre navigateur Vasco de Gama. Nous voyons le poète revenir avec son père mort sillonner sans relâche la capitale avec ce cercueil où pourrit le cadavre paternel, dernier signe de la gloire passée désormais moribonde. Fardeau encombrant, le cercueil délabré sera jeté dans le Tage et le cadavre sera dilué à l'acide et enfermé dans une bouteille avec l'aide d'un garçon de café…sordide, le grand poète est ici capable des pires vilénies.
Nous découvrons par ailleurs Vasco de Gama évoquer ses souvenirs avec le roy Manoel, contemplant tous deux le Tage du haut du pont au nom emblématique, le pont du 25 avril. Tous deux jouent à la belote puis seront expédiés dans un asile psychiatrique suite à une virée en pleine nuit totalement déjantée. Fin absurde pour ce grand héros national.
Captivante cette présence du passé dans le présent, qui opère dans les premières pages où nous découvrons la présence d'une caravelle, grand voilier d'antan, aux côtés des pétroliers irakiens, ou encore la concomitance d'attelages de boeufs transportant des blocs de pierre et de cars remplis d'Américains. Drôle cette façon de découvrir Vasco de Gama et le Roy Manoel habillés comme au temps des grandes découvertes - poignard en fer blanc à la poitrine, mocassins pointus en velours, pourpoints à rayures et « longues mèches sentant l'origan d'arrière-cuisine dans lesquelles pullulaient des parasites des siècles révolus » - dans le Lisbonne des années 70. Anachronismes intéressants donnant un air d'éternité, de permanence, fantômes toujours présents, le passé expliquant sans cesse le présent. A noter la présence surprenante de Don Quichotte et même de Miró, vieillard en survêtement, des héros espagnols dont l'allusion s'explique par l'histoire singulière entre le Portugal et l'Espagne…
A noter que les chapitres démarrent par la présentation d'un personnage (chaque chapitre peut être vu comme une nouvelle d'ailleurs ce qui n'est pas ce que je préfère) et au fur et à mesure de l'avancée dans le chapitre, le « je » prend la place du « il », comme si l'auteur arrivait à chaque fois à se mettre à la place du personnage mentionné une fois celui-ci en pleine saudade comme s'il en devenait finalement plus proche à mesure que le héros devenait un personnage déchu.
Désireux de dénoncer la vision héroïque de l'histoire qui maintient le peuple dans l'ignorance et l'aveuglement,
le retour des caravelles milite pour une recontextualisation, une mise au point, où la guerre, l'hypocrisie, les vilénies au sein des colonies, l'absurdité du monde, le rôle de la bourgeoisie corrompue et complice du pouvoir salazariste sont replacés au centre du récit et revisitent l'histoire. C'est un texte exigeant qui nécessite de connaitre ou de se documenter sur l'histoire du Portugal, c'est une plume flamboyante mais pas aussi expérimentale que certains autres livres de l'auteur. C'est un livre sans concession où la saudade vous cerne de toute part et infuse en vous un sentiment d'abandon et de décrépitude, devenant alors confusément, à l'image des personnages perdus du récit, plus vulnérables et plus fragiles qu'un mousse tombé en disgrâce…
« Les chauve-souris, qui reniflaient les réverbères, en quête de papillons tropicaux arrivés avec les esclaves de Guinée, s'enfonçaient par erreur dans les reflets mauves des vagues mourantes du Tage ».