Ce petit recueil un peu obscur nous plonge dans le temps des colonies à travers le regard d'un auteur on ne peut plus problématique.
Arthur de Gobineau est en effet la personnalité du XIXème siècle à déboulonner par excellence puisqu'il a écrit un
Essai sur l'inégalité des races humaines dans lequel du beau monde a puisé bien des idées, des nazis aux suprémacistes blancs.
Au final, ce que raconte Gobineau sur les perses, les afghans, les italiens, les russes, les iraniens ou les turcs ne diffère en rien des discours que peuvent tenir les étudiants Erasmus ou les touristes qui vont se dépayser « chez l'habitant ». « Tels gens font ceci comme cela alors que nous, les français, on fait cela comme ceci ». Alors effectivement, et dans les deux cas, les spécificités et les caractères individuels sont plus ou moins niés, mais
Arthur de Gobineau, au moins, a travaillé et vécu des années aux côtés des populations qu'il décrit avant qu'elles ne soient complétement acculturées.
L'auteur de l'
Essai sur l'inégalité des races humaines transparait surtout quand il parle des « bâtards » ou de ce que Barrès aurait appelé les « déracinés », ces gens qui n'ont pas de culture, pas d'éducation solide, pas de tempérament ou de hautes aspirations sinon leur instinct de survie. Pas de terre, pas d'Ancêtres, lui-même en somme, qui a grandi entre un père absent et une mère volage et qui a déménagé durant toute sa jeunesse.
L'appareil critique de
Jean Gaulmier est très qualitatif et donne vraiment une vision large et juste de cette oeuvre : très instruit et passionné, il nous présente l'auteur comme un artiste raté, un homme déçu tant au niveau affectif que professionnel, tant au niveau individuel que politique, d'où son pessimisme et sa misanthropie, d'où son ironie mordante, aussi. Il remet les pendules à l'heure quant à l'
Essai sur l'inégalité des races humaines en montrant qu'à l'instar de
Jules Michelet, de Lamennais ou de
Victor Hugo, Gobineau a voulu délivrer avec ce livre une vision divinatoire et poétique de la destinée humaine, rappelant bien qu'il n'avait là aucune prétention « scientifique » et qu'en somme, ceux qui s'en sont inspirés par la suite y auraient vu ce qu'ils voulaient y voir.
Le but était de montrer que toutes les civilisations, toutes les sociétés humaines sont appelées à s'avilir par le métissage, dans un esprit décadentiste et nostalgique d'une sorte de virginité primordiale des peuples (j'avais lu
Décadence fin de siècle de
Michel Winock, je ne me souviens plus s'il y parlait d'Arthur de Gobineau mais j'y ai repensé en lisant la préface de
Jean Gaulmier). Gobineau n'encense donc pas les occidentaux ou les « Blancs », jugeant à l'inverse leur chute comme plus avancée, plus « entamée » que celles de certains peuples décrits dans ces Nouvelles. D'où les discours parfois franchement anticolonialistes et non-interventionnistes bien sentis.
Jean Gaulmier ne présente pas les Nouvelles asiatiques comme un chef d'oeuvre ni
Arthur de Gobineau comme un génie, il en relève les incohérences, les défauts d'écriture et les lacunes, mais reconnaît aussi un art du récit, une capacité à intriguer le lecteur et à l'engager dans ses histoires. Car en effet, pour ce qui est de l'action, ces six nouvelles semblent très réussies. On est happé par ces personnages hauts en couleurs et toutes ces scènes marquantes, cette succession effrénée de lieux et de scènes où Gobineau insert ici-et-là des petits détails saillants, des faits et gestes, témoins de son sens de l'observation et de ses nombreux voyages. Qu'ils soient simplement amusants ou signes de la bêtise humaine, ils laissent transparaître le ton désabusé d'un auteur blasé, doté d'un véritable sens de l'humour mais pas pour autant dénué d'une certaine empathie pour ses semblables.
Ces histoires rocambolesques sont ponctuées de passages romantiques, avec des personnages frappés par des sentiments et des émotions intenses et les exprimant avec emphase. Les personnages féminins, notamment, sont très attachants et touchants.
Pour résumer et comme le rappelle bien
Jean Gaulmier à la fin de sa préface, ces nouvelles ont un véritable style oral ; il faut s'imaginer Gobineau nous réciter ses histoires à voix haute, comme des contes, une nuit de camp à côté d'un bon feu, et tout prend d'emblée une autre dimension, une autre saveur.
Il y a donc un côté « doudou » comme on dirait aujourd'hui, Gobineau ayant sans doute réussi à retranscrire ce qu'a représenté l'Orient/l'Asie à ses yeux : un refuge où il a passé les meilleurs moments de sa vie et qu'il regrette alors qu'il écrit ses nouvelles dans une Suède qui lui paraît hostile. Nous aussi, dans notre France du XXIème siècle où tout peut parfois sembler pourri, on peut rêver à ce vieil Orient fantasmé à travers les souvenirs de voyages romancés d'Arthur de Gobineau, dégouté par ses contemporains et ses compatriotes.
Je recommande vivement l'introduction de
Jean Gaulmier, je ne sais pas si elle est intégrée dans les éditions plus récentes mais elle est vraiment claire et très instructive en plus d'être bien écrite