Un voyage au cœur de l'être, dans l'indicible ; là où les concepts demeurent impuissants à cerner certains flottements d'une réalité qui nous échappe, qui se laisse deviner, et que les poètes seuls ont la capacité d'approcher au détour de l'image qui surgit grâce à la rêverie. Une rêverie qui semble bien antérieure à la mémoire.
C‘est donc le royaume de l'imaginaire tel qu'il se laisse appréhender sans a priori à travers la poésie que Bachelard aborde dans un langage simple, clair et fluide.
À lire et à relire à satiété.
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Une feuille tranquille vraiment habitée, un regard tranquille surpris dans la plus humble des visions sont des opérateurs d'immensité. Ces images font grandir le monde, grandir l'été. A certaines heures, la poésie propage des ondes de calme. D'être imaginé, le calme s'institue comme une émergence de l'être, comme une valeur qui domine malgré des états subalternes de l'être, malgré un monde trouble. L'immensité a été agrandie par la contemplation. Et l'attitude contemplative est une si grande valeur humaine qu'elle donne une immensité à une impression qu'un psychologue aurait toute raison de déclarer éphémère et particulière. Mais les poèmes sont des réalités humaines; il ne suffit pas de se référer à des "impressions" pour les expliquer. Il faut les vivre dans leur immensité poétique.
L'être qui se cache, l'être qui « rentre dans sa coquille » prépare « une sortie ». Cela est vrai sur toute l'échelle des métaphores depuis la résurrection d'un être enseveli jusqu'à l'expression soudaine de l'homme longtemps taciturne. En restant encore au centre de l'image que nous étudions, il semble qu'en se conservant dans l'immobilité de sa coquille, l'être prépare des explosions temporelles de l'être, des tourbillons d'être. Les plus dynamiques évasions se font à partir de l'être comprimé et non pas dans la molle paresse de l'être paresseux qui ne peut désirer qu'aller paresser ailleurs. (...) Les loups encoquillés sont plus cruels que les loups errants.
Les mots — je l'imagine souvent — sont de petites maisons, avec cave et grenier. Le sens commun séjourne au rez-de chaussée, toujours prêt au « commerce extérieur », de plain-pied avec autrui, ce passant qui n'est jamais un rêveur. Monter l'escalier dans la maison du mot c'est, de degré en degré, abstraire. Descendre à la cave, c'est rêver, c'est se perdre dans les lointains couloirs d'une étymologie incertaine, c'est chercher dans les mots des trésors introuvables. Monter et descendre, dans les mots mêmes, c'est la vie du poète. Monter trop haut, descendre trop bas est permis au poète qui joint le terrestre à l'aérien. Seul le philosophe sera-t-il condamné par ses pairs à vivre toujours au rez-de-chaussée ?
Ici, la création se produit sur le fil ténu de la phrase, dans la vie éphémère d'une expression. Mais cette expression poétique, tout en n'ayant pas une nécessité vitale, est tout de même une tonification de la vie. Le bien dire est un élément du bien vivre. L'image poétique est une émergence du langage, elle est toujours un peu au-dessus du langage signifiant.
À vivre les poèmes on a donc l'expérience salutaire de l'émergence. C'est là sans doute de l'émergence à petite portée. Mais ces émergences se renouvellent ; la poésie met le langage en état d'émergence. La vie s'y désigne par sa vivacité. Ces élans linguistiques qui sortent de la ligne ordinaire du langage pragmatique sont des miniatures de l'élan vital.
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La sublimation pure telle que nous l'envisageons pose un drame de
méthode, car bien entendu, le phénoménologue ne saurait méconnaître
la réalité psychologique profonde des processus de sublimation si longuement étudiés par la psychanalyse. Mais il s'agit de passer, phénoménologiquement, à des images invécues, à des images que la vie ne
prépare pas et que le poète crée. Il s'agit de vivre l'invécu et de s'ouvrir
à une ouverture de langage. On trouvera de telles expériences dans de
rares poèmes. Tels certains poèmes de Pierre-Jean Jouve. Pas d'œuvre
plus nourrie de méditations psychanalytiques que les livres de PierreJean Jouve. Mais, par instant, la poésie chez lui connaît de telles
flammes qu'on n'a plus à vivre dans le premier foyer. Ne dit-il pas 8
« La poésie dépasse constamment ses origines, et pâtissant plus loin
dans l'extase ou le chagrin, elle demeure plus libre. » E t,
« Plus j'avançais dans le temps et plus la plongée fut maîtrisée, éloignée de la cause occasionnelle, conduite à la pure forme de langage. »
Pierre-Jean Jouve accepterait-il de compter les « causes » décelées par
la psychanalyse comme des causes « occasionnelles » ? Je ne le sais.
Mais, dans la région de « la pure forme de langage » les causes du
psychanalyste ne permettent pas de prédire l'image poétique en sa nouveauté. Elles sont tout au plus des « occasions » de libération. Et
c'est en cela que la poésie — dans l'ère poétique où nous sommes est
spécifiquement « surprenante s, donc ses images sont imprévisibles.
L'ensemble des critiques littéraires ne prennent pas une assez nette
conscience de cette imprévisibilité qui, précisément, dérange les plans
de l'explication psychologique habituelle. Mais le poète le déclare nettement : « La poésie, dans sa surprenante démarche actuelle surtout,
(ne peut) correspondre qu'à des pensées attentives, éprises de quelque
chose d'inconnu et essentiellement ouvertes au devenir. » Puis, page : « Dès lors, une nouvelle définition du poète est en vue. C'est celui qui connaît, c'est-à-dire qui transcende, et qui nomme ce qu'il
connaît. » Enfin : « Il n'y a pas poésie s'il n'y a pas absolue
création. »
Une telle poésie est rare
On pourra hésiter dans la détermination exacte du plan de rupture,
on pourra longtemps séjourner dans le domaine des passions confusionnelles qui troublent la poésie. De plus, la hauteur à partir de laquelle on aborde à la sublimation pure n'est sans doute pas au même
niveau pour toutes les âmes. Du moins, la nécessité de séparer la sublimation étudiée par le psychanalyste et la sublimation étudiée par le
phénoménologue de la poésie est une nécessité de méthode. Le psychanalyste peut bien étudier l'humaine nature des poètes, mais il n'est
pas préparé, du fait de son séjour dans la région passionnelle, à étudier
les images poétiques dans leur réalité de sommet. C.-G. Jung l'a dit
d'ailleurs très nettement : en suivant les habitudes de jugement de la
psychanalyse, « l'intérêt se détourne de l'œuvre d'art pour se perdre
dans le chaos inextricable des antécédents psychologiques, et le poète
. En sa grande masse, la poésie est plus
mêlée aux passions, plus psychologisée. Mais ici la rareté, l'exception,
ne vient pas confirmer la règle, mais la contredire et instaurer un régime nouveau. Sans la région de la sublimation absolue — quelque
restreinte et élevée qu'elle soit, même si elle semble hors de portée à
des psychologues ou à des psychanalystes — qui n'ont pas, après tout,
à examiner la poésie pure — on ne peut révéler la polarité exacte de la
poésie.
"Avec Bourdieu. Un parcours sociologique" de Gérard Mauger
https://www.puf.com/avec-bourdieu-un-parcours-sociologique
"Histoire philosophique des arts" de Carole Talon-Hugon
https://www.puf.com/histoire-philosophique-des-arts
"Le Jésus des historiens" de Pierluigi Piovanelli
https://www.puf.com/le-jesus-des-historiens
"24 heures de la vie de Jésus" de Régis Burnet
https://www.puf.com/24-heures-de-la-vie-de-jesus
"La poétique de l'espace" de Gaston Bachelard
https://www.puf.com/la-poetique-de-lespace
"Traité théologico-politique" de Spinoza
https://www.puf.com/traite-theologico-politique-oeuvres-iii
" À poings fermés" de Jean-Manuel Roubineau
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"Le droit au sexe" d'Amia Srinivasan
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