Elle, c'est Winona. Vous la connaissez peut-être déjà si vous avez lu
Des jours sans fin. En ce qui me concerne, c'est la première fois que je croise son chemin. Sa voix est tout empreinte des âmes indiennes qui flottent au plus profond de son être. Elle associe les évènements qu'elle nous confie à de jolies manifestations de la nature : des années qui défilent comme des chevaux galopant dans des prairies infinies, des larmes qui tombent comme une pluie de printemps ou un sourire à l'image d'un soleil qui ne se couche pas.
Elle sait que toutes celles qui l'entouraient, sa mère, sa soeur, ses tantes et ses cousines ont été massacrées alors qu'elle avait six ou sept ans. Les hommes aussi. Mais de cette atrocité elle ne veut se souvenir.
Secourue dans son enfance par
John Cole et son compagnon Thomas McNulty, elle vit avec eux à la ferme de Lige Magan qui les emploie aux côtés de Tennyson et de Rosalee, sa soeur, esclaves affranchis après la guerre de Sécession. Ensemble, aidés par les mulets qui hersent la terre, ils cultivent le tabac. Maintenant, c'est-à-dire une petite dizaine d'années après ce conflit, elle dit avoir sûrement dix-sept ans, ou un peu moins, qui peut fixer le jour de sa naissance ? Personne. Ce qui est sûr, c'est qu'elle est née par une nuit de lune du cerf.
Assez loin de la ville de Paris, dans le Tennessee, Winona tente de vivre le plus discrètement possible. Être indienne lui ôte tous les droits, si ce n'est celui d'être battue, humiliée, piétinée sans que quiconque n'y trouve à redire. de justice il n'en est guère, elle est là pour les Blancs, très rarement pour les Noirs et légalement inexistante pour les Indiens. Frapper ou tuer un Indien n'est pas un crime alors lorsqu'une agression profane le corps de Winona, elle se défend de se souvenir, une fois de plus, de cet acte abominable. Ne pas se souvenir, c'est peut-être faire preuve de courage pour continuer à vivre. C'est aussi éviter que ceux qui tiennent à elle la vengent, en lieu et place d'application d'une loi qui n'est pas destinée à cette non-citoyenne. Donc un fléchissement de la mémoire indispensable. Emplir plutôt sa tête de moments heureux, savourer tous les gestes de Thomas et John pour son bien-être et sa protection, se sentir une personne aimée.
Dans ce comté du Tennessee, la succession des gouverneurs et leurs tendances plus ou moins racistes fait tanguer l'équilibre bien fragile obtenu pour les Noirs qui sont encore des proies pour les rebelles ne digérant toujours pas le fait d'avoir perdu leurs esclaves. Lorsque Tennyson est à son tour victime d'un lynchage, Winona s'arme de sa petite force pour agir seule et quêter elle-même une justice pour ces deux agressions « Et faire ça non par folie aveugle, mais parce que ma mère m'avait appris à chasser la peur et à avoir un courage de mille lunes. »
Cette ambiance de Western dans lequel Winona se déplace avec un poignard et un mini revolver à crosse de nacre, a ses fermiers, son chérif, son avocat, son forgeron.C'est le décor qui va servir à montrer l'opposition entre le microcosme de la ferme de Lige et l'absurdité des préjugés, des certitudes, du racisme. On y verra s'opposer l'amour à la haine, la gentillesse à la méchanceté.
Sebastian Barry campe admirablement les lieux, à commencer par la ferme de Lige Magan perçue comme un refuge abritant la vulnérabilité de ce petit groupe. Blancs, Noirs et Indiens sont ici des individus qui représentent quelque chose et qui devraient entrer dans les rouages du mot justice pour être défendus. Ici, il n'y a que des êtres humains respectés pour ce qu'ils sont :
- Rosalee, l'ancienne esclave, la mère nourricière, sa précieuse douceur qui se penche sur le corps meurtri de Winona puis sur celui de son frère quelques temps après.
- Tennyson, ses vieilles chansons qui illuminent les soirées de la maisonnée puis s'éteignent avec sa voix après son agression.
- Thomas McNulty qui sort parfois sa robe et se lance dans une danse effrénée.
- Winona qui apporte sa fraîcheur, sa jeunesse, son travail. Elle se souvient de la valeur des siens si grande dans la communauté indienne et moins que poussière pour ce peuple blanc. C'est ainsi que pour John et Thomas, elle est un trésor alors que pour la ville elle n'est Rien. Près d'elle, c'est la richesse « des hommes bons comme des femmes. »
Deux agressions vont-elles réduire à néant cet équilibre ? L'amour et le respect entre ces personnages vont-ils leur survivre lorsque le besoin de vengeance ou de justice (la frontière est si ténue) rôde tout autour de la ferme ?
Les dialogues m'ont un peu étonnée car tous les personnages, et ce sans exception, avalent plus ou moins les mots, un fait retranscrit par de nombreuses apostrophes. Cela donne une connotation rurale qui s'oppose à la richesse de la narration. Toutefois, j'ai vraiment apprécié ce roman qui est un plaidoyer pour la tolérance et le respect de chacun, un cri de justice pour chaque être humain. Je lirais bien les débuts de Winona dans
Des jours sans fin pour retrouver ce dépaysement d'une terre lointaine pleine d'inégalités et ces personnages attachants qui s'efforcent d'y vivre malgré l'hostilité de leurs voisins et de lois si défavorables face à leur couleur ou leur provenance.
Merci aux Editions
Joëlle Losfeld et à Babelio pour cette belle découverte.