"Alice Craddock
En loques dans le paddock
Où il est parti ton papa ?"
La rédaction de cette critique est particulièrement difficile et douloureuse.
Le mien, de papa, est parti il y a un an aujourd'hui. Un anniversaire que je n'ai aucune envie de célébrer, mais une date où je voulais lui rendre hommage. D'autant plus que c'est à lui que je dois mon goût pour les livres et la lecture.
La veille des funestes et imprévisibles évènements, il lisait tranquillement ce roman, Au lieu-dit Noir-Etang, confortablement installé dans son fauteuil. Il avait découvert Thomas H. Cook ( avec lequel il partageait l'année de naissance, 1947 ) quelques semaines auparavant et appréciait beaucoup cet auteur.
Je n'ai pas touché à son marque-page, qui est resté depuis figé à la page 244 des 355 que compte cette édition seuil policiers. Mais j'ai pris le temps cette semaine de lire intégralement ce prix Edgar Allan Poe Award 1997, tant pour sa valeur symbolique que parce que mon père avait exprimé le souhait nous le faire lire à ma mère et moi une fois sa lecture achevée.
Pour ma part je ne connaissais pas du tout cet écrivain. Il m'aura donc fallu une cinquantaine de pages pour me familiariser avec son style et avec cette narration très lente à laquelle je n'étais plus habitué. Je trouve aussi que le qualificatif de "policier" est trompeur. Il n'est ici que peu question de trouver le coupable et le mobile parmi une galerie de personnages. Une enquête a bien lieu mais n'est pas au coeur de l'intrigue. Et sans juger du genre policier que j'affectionne particulièrement, il s'agit ici de Littérature américaine avec un l'majuscule, d'un livre magnifiquement écrit, à la fois noir, subtil, intelligent et dont on ne ressort pas indemne.
A défaut d'intrigue policière proprement dite, le lecteur a bien un mystère à résoudre. Que s'est-il passé au Noir Etang exactement ce fameux jour qui deviendra le point culminant du roman ?
Dès le début du livre, le lecteur fait la connaissance du principal personnage, Mlle Channing. En août 1927, cette femme terriblement belle paraît hors du temps, comme née à une mauvaise époque. Thomas H. Cook lui donne d'ailleurs à plusieurs reprises un aspect fantomatique :
"cheveux emmêlés retombant en masse sur ses épaules dénudées, regard intense et interrogateur, lèvres charnues légèrement entrouvertes, tête inclinée mais regard droit devant, figure à la fois réelle et irréelle, éthérée mais engageante, représentée dans une attitude indéniablement séductrice."
"Je distingue une silhouette qui venait lentement dans notre direction, déchirant la grisaille à mesure de son approche, de sorte qu'elle semblait se lever tout doucement vers nous, tel un cadavre remontant à la surface d'une eau trouble."
Grande voyageuse ( Espagne, France, Italie, Afrique ), élevée par un père souhaitant qu'elle soit libre de ses choix, elle nous est présentée comme une femme avant-gardiste, en avance sur son époque. Artiste elle-même ( dessin, peinture, sculpture )( "l"art c'est comme l'amour, c'est tout ou rien" ), cultivée ( particulièrement en mythologie - elle sera d'ailleurs comparée aux héroïnes de tragédies grecques ), elle a été embauchée par le directeur de Chatham school pour enseigner aux garçons de l'école les arts plastiques.
Elle logera sur la côte, dans un cottage au Noir-Etang, un lieu qui lui rappellera les îles Los Màrtires ( pas besoin de dictionnaire je pense ) d'autant plus sinistre qu'il a déjà fait l'objet d'une première tragédie et qu'une seconde va y avoir lieu, dans un décor lugubre où le vent et l'océan mettent au supplice la haute falaise.
"La haute falaise s'effritait lentement et insidieusement comme notre corps s'effrite face au temps, nos rêves face à la réalité ou à la vie à laquelle on aspire face à celle qu'on mène."
Dès les tous premiers chapitres on sait que l'issue de son année d'enseignement sera dramatique ( "plus tard elle comparaîtrait en justice aux cris de la foule au-dehors : meurtrière ! meurtrière !" ) et qu'elle se retrouvera au tribunal pour répondre à des accusations de meurtre et d'adultère. Mais quels meurtres ? Dans quelles circonstances ? C'est ce qui nous est raconté au fur et à mesure dans une ambiance de plus en plus oppressante.
Concernant l'adultère en revanche, sans savoir s'il est réél, on devine très vite qu'il concerne monsieur Leland Reed. Ancien soldat ayant combattu en France - dont il n'est pas revenu indemne - il est marié à Abigail et père d'une petite Mary. Il est également professeur de littérature et voisin de Mlle Channing, de l'autre côté du Noir-Etang, sur lequel il se promène parfois en barque, à la lumière du phare.
C'est Henry Griswald, fils du directeur de Chatham school, qui nous relate cette histoire bien des années après le drame. La chronologie du récit est donc destructurée. Si la trame temporelle suit la majeure partie du temps sa scolarité en 1927-1928 et l'année de ses quinze ans, certains évènements ayant lieu après le drame interfèrent avec le récit. En particulier le procès de Mlle Channing dans lequel Henry sera témoin à charge et également d'autres faits bien ultérieurs comme la vente du cottage. Episodes passés ou futurs, tout ce qu'Henry nous raconte converge vers le drame qui lui ne nous sera relaté que dans les derniers chapitres. Evoquer un faisceau d'indices serait une formulation erronée, mais le lecteur peut cependant progressivement deviner une partie de ce qui va se jouer et quels personnages vont disparaître.
Si l'histoire nous est contée au travers des yeux d'Henry, c'est parce qu'il est connecté à l'ensemble des autres protagonistes. Il voit ses deux professeurs en dehors de l'école. Il construit un bateau avec M Reed, quant à Mlle Channing elle l'encourage à dessiner et apprend à lire à la domestique de la famille Griswald, Sarah, qu'il accompagne tous les dimanches.
Henry sera donc le témoin privilégié de la passion qui semble se nouer entre la sublime et indépendante Mlle Channing et son voisin marié, M Reed. Il surprend des regards, des gestes, les voit très souvent ensemble. Il voit cet amour comme un symbole de la liberté à laquelle il aspire plus que tout lui aussi ("je voulais être libre, n'avoir de comptes à rendre à personne, tendre vers quelque chose."). Loin de les condamner, il en oublie presque les victimes collatérales. Il s'oppose à son père dont il a une image conformiste, guindée et étriquée, au mode de vie trop provincial.
Parce qu'à Chatham, à cette époque qui plus est, une telle passion est inacceptable, interdite et assimilée à un délit. Cet amour brûlant et dévorant est comparé à l'éruption d'un volcan, mais sans qu'aucune plante ne puisse plus fleurir sur ses cendres.
"Un amour ne peut naître que d'un amour qui meure."
Sans jugement, Thomas H. Cook pose la question des limites de la liberté, au travers de ses différents protagonistes aux portraits soignés, à la psychologie finement analysée, représentant chacun à leur façon leur époque. Tant avec des yeux d'adultes qui la condamnent qu'avec ceux d'un adolescent qui en est épris. Avec également quelques personnages plus mesurés qui cherchent quelle place ils sont en droit de lui accorder ("essayant, du mieux que nous le pouvons, de trouver notre place entre la passion et l'ennui, l'extase et le désespoir, la vie à laquelle nous ne pouvons que rêver et celle qui nous est insupportable.").
Et puis, comme pour remuer le couteau dans la plaie, il est également beaucoup question de la paternité dans le roman, en particulier avec la relation parfois tendue entre Henry et son père, aux idéaux qui semblent s'opposer.
"M Reed était un vrai père pour moi, racontais-je à Me Parsons, avant de jeter un coup d'oeil en direction de mon propre père qui me fixait avec une triste question dans le regard : Et moi, qu'étais-je donc pour toi, mon fils ?"
"Je perçus l'amour qu'elle avait éprouvé pour lui et m'interrogeai sur ce que c'était que d'admirer son père."
A l'inverse, les liens entre Mlle Channing et son père étaient forts, incluant ces idéaux de liberté préalablement évoquée, l'éducation et les livres.
"Mon école, c'était mon père, répondit Mlle Channing. Il m'a tout appris."
Mon école a aussi été mon père, en CE2 et CM1 du moins. Il a été mon instituteur ces deux années là. Et en toute impartialité, il était très bon enseignant. Je savais déjà lire et écrire mais il a permis de m'améliorer en orthographe et grammaire. Sans oublier tout le reste : Mes premiers rudiments d'histoire de France, mes premières multiplications et divisions, quelques valeurs inculquées au détour de petites histoires matinales ou de fables de Jean de la Fontaine.
"Mon père aimait beaucoup lire Byron. Et Shelley. Et Keats."
Le mien lisait énormément, aussi bien les auteurs romantiques français du XIXème ( Chateaubriand surtout ) que Pierre Benoît, Dino Buzzati, Alexandre Dumas. Il appréciait également beaucoup les romans policiers plus anciens, avec une prédilection pour des écrivains comme Agatha Christie ou Patrick Quentin.
Tout petit j'avais droit avant de me coucher à mes 365 histoires d'animaux qu'il me contait soir après soir, premier pas probable du goût de la lecture qu'il m'a transmis. Encore tout jeune il m'a fait découvrir la comtesse de Ségur en plus des classiques de la bande dessinée comme Mickey ou Tintin. Au collège il m'a prêté ou offert Les trois mousquetaires ( et ses suites ), mes premiers Bob Morane puis ses intégrales d'Agatha Christie, de Charles Exbrayat ou se Sir Arthur Conan Doyle. le virus de la lecture a donc été héréditaire et ne m'a plus jamais quitté, même si par la suite chacun avait ses propres goûts et affinités littéraires, se rejoignant parfois puisque nous avons continué régulièrement à nous faire découvrir de nouveaux auteurs réciproquement.
"Quelque chose finalement lui redonna de l'impulsion. Peut-être la nécessité, le fait que la mort récente de son père ne lui laissait pas le choix."
Thomas H. Cook ne sera pas le dernier auteur que je découvrirai grâce à mon père. Etant donné l'immensité de sa bibliothèque, un large éventail de découvertes m'est encore offert.
Il était très habile en général pour résoudre les énigmes policières. Quand mon marque-page a rejoint le sien au chapitre 22, je n'ai pu m'empêcher de marquer une pause. A la fois mal à l'aise et essayant de deviner ce qu'il avait pu anticiper. J'aurais tellement aimé pouvoir partager mes impressions avec lui.
J'ai conscience de la longueur de mon texte mais j'avais beaucoup à exprimer, tant sur la lecture elle-même que sur les circonstances particulières entourant celle-ci. J'espère simplement ne pas avoir été maladroit dans mon témoignage, important à mes yeux.
J'achèverai mon discours avec une dernière citation de circonstance, bel exemple de la magnifique plume de l'auteur américain :
"Ce n'était rien qu'un minuscule point lumineux, cette vie que nous abritions, tout juste un fin rai de conscience, d'une fragilité inouïe, fugace et hasardeuse, qu'il s'agisse des vies les plus grandes comme des plus humbles, délicatement retenue par le plus léger des souffles."
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