Combien dans les familles juives, de remplaçants ou remplaçantes d"êtres irremplaçables? Dans le portrait qu'elle fait de son "vrai-faux" grand-père maternel,
Agnès Desarthe trace les contours d'un homme à qui échoit ce rôle impossible et cependant si important. Second mari de la grand-mère, il est presque le négatif du disparu victime de la Shoah. Banalement laid là ou le premier était séduisant et beau, balourd là où l'autre n'était qu 'élégance et finesse, électricien à la limite de l'incompétence, atteint de phobie des tracasseries administratives ce qui le mènera en psychiatrie lors d'un épisode aigu de décompensation au moment de "liquider" sa retraite, sans élégance, sans style, ni manières de table, il possède cependant le talent longtemps méconnu, de conteur, de passeur de récits. C'est ainsi que dans son style elliptique si particulier, il restitue la trajectoire de vie de tel ancêtre, le déroulement de tel épisode de son passé, sans jamais répondre aux demandes de précisions de son auditrice, jusqu'à la fin de sa vie où, ruiné, désocialisé, malade grabataire, il est encore capable malgré sa sénilité de raconter de façon"implacable, avec la lenteur abrutie et redoutable d'un caïman".
Ecrasé sous le poids de l'absence du disparu, remplaçant pour l'éternité, Bouz (son diminutif) ou encore "triple B" énigmatiques initiales recouvrant son vrai patronyme , se transforme, et même il se transfigure apres la disparition de la grand-mère, comme s'il pouvait enfin vivre une vie allégée, inventer une existence de fantaisie. S'inventer lui-même.Il devient alors un patriarche à la barbe blanche bien taillée, à la munificence digne de la Russie blanche en exil d'autrefois, traite famille et alliés en grand seigneur au restaurant Dominique lors d'événements familiaux et mémoriels. D'image imparfaite, il passe à l'icône. de gagne-petit il vire au grand seigneur. de sa vie rétrécie il fait une courte existence de flambeur,et se retrouve ruiné .Alors, comme l'homme qui dort de Perec, il se couche.Définitivement. J'ai été touchée par le portrait tellement sensible qu'
Agnès Desarthe fait de son grand-père de substitution, et j'ai mesuré tout ce qu'il lui a transmis, de sa place de "remplaçant." A son tour, elle nous transmet, et par là instruit les lecteurs de l'importance des liens, imaginaires et symboliques, de la place du récit, du réel de certaines pertes, et il y en eut des millions.Elle illustre par ce livre que ce lien familial comme
Romain Gary nous le dit du judaïsme, "n'est pas une question de sang". Cette figure grand paternelle est apparue alors que A.Desarthe tentait d'écrire sur le directeur de l'orphelinat du ghetto de Varsovie,
Korczak."Il fut le substitut parental pour des milliers d'orphelins" et cette autre figure de dévouement gratuit , dans son cas dans l'horreur et jusqu'au martyre, puisquil refusa d'être exfiltré et donc de les abandonner,est le sujet de la seconde partie de ce livre que je relirai ainsi je relierai mieux ces deux parties inséparables dans l'esprit de l'autrice. Ce conteur là était aussi un compteur calendaire des jours, jours de semaines, de saisons, d'anniversaires auprès des enfants, afin qu'ils restassent des êtres humains et donc rattachés au symbolique, ultime rempart contre l'horreur pure dans laquelle ils vivaient au quotidien.Jusque dans les wagons vers la mort, il leur conta des histoires,évasions de l'âme, et aussi maintien de l'adresse au sujet, derrière la négation de leur être par l'abjection nazie.