Suzanna Andler, pièce publiée dans le même volume que Yes, peut-être et le Shaga (des pièces comiques que je n'ai pas lues) en 1968, a été très mal accueillie par la critique, ainsi qu'à sa création par Catherine Sellers - création sur la demande de Duras, notez bien -, et surtout complètement décriée par la même Marguerite Duras, qui avait eu le culot d'écrire un double article dans une revue dans laquelle elle disait "J'adore mon film Détruire dit-elle" et en parallèle "Je déteste ma pièce Suzanna Andler". Comme elle avait aussi déjà dit qu'elle réalisait ses films parce qu'elle était meilleure pour ça qu'Alain Resnais, on n'est plus vraiment à ça près, même si tout ça ressemble à une blague de très mauvais goût. Mais le fait est que, oui, Duras a osé. Ce qui est en soi-même risible, il faut bien l'avouer. Mais qui n'a guère fait rire Catherine Sellers et ses comédiens, et on les comprend...
Ça, c'était pour l'anecdote rigolote, mais venons-en au fait : est-ce que Suzanna Andler est une pièce aussi mauvaise que l'a dit Duras (mais seulement après la mise en scène de quelqu'un d'autre qu'elle-même, et non pas après la publication en livre), aussi creuse et dépourvue d'intérêt que l'ont dit certains critiques ? Eh ben non. Et, oui, je me permets de contredire et Duras, et la majorité des critiques de l'époque, car je ne vois pas pourquoi je devrais montrer plus d'humilité qu'eux tous, et que j'ai certainement la tête plus froide à cet instant précis.
Il est clair que les thèmes abordés dans Suzanna Andler étaient présents dans des œuvres antérieures de Duras et le furent dans d'autres œuvres ultérieures, mais ça, c'est une constante, non seulement chez Duras, mais aussi chez beaucoup d'auteurs (tenez, j'en prends un au hasard : Philip K. Dick). Ici, on a affaire à une femme de la haute bourgeoisie, parisienne, très riche, très oisive, qui trompe son mari depuis quelques mois, et qui est trompée - mais qui le sait très bien - depuis des années. Elle est à Saint-Tropez afin de louer une villa pour l'été, et en une journée, on la verra se révéler à elle-même.
Duras a prétendu avoir écrit un vaudeville, mais en réinventant les codes du vaudeville. Là aussi soyons clairs : ce n'est pas pas parce que Marguerite Duras, qui a toujours eu l'art d'embrouiller son monde avec ses explications brumeuses, a dit ça, qu'il faut le prendre au pied de la lettre, ou même le croire tout court. Les critiques se sont échinés à trouver un rapport qui tienne la route entre le genre du vaudeville et cette pièce. Tout ce qu'on peut en dire, c'est que, effectivement, il y a adultère(s) et mensonges tout au long de la pièce. Enfin, si je ne m'abuse, le vaudeville n'a pas le monopole des histoires de mensonges et de tromperies, y compris au théâtre, donc bon, voilà. Je tiens notamment à préciser qu'il n'y a absolument rien de léger ni de comique dans Suzanna Andler. C'est même tout le contraire.
S'il y a adultère de la part du personnage féminin principal, c'est que c'est sa façon se libérer du poids de l'amour qu'elle porte à son mari, du poids du mariage, du poids de sa classe sociale, qui l'emprisonnent. C'est là qu'on fera le lien avec Anne Desbaresdes de Moderato Cantabile, qui est l'histoire de la libération d'une femme, ou encore avec La Musica, où le couple divorcé pense que leur amour a capoté à cause des conventions sociales. Suzanna Andler se voit comme une femme enfermée dans le mariage, elle dit régulièrement qu'on ne la voit que comme une femme mariée, elle n'a pas l'air de vivre pour elle-même, voire de vivre tout court. D'où les allusions à une envie de suicide, à un fantasme de meurtre. Duras utilise les mêmes moyens que d'habitude : phrases inachevées, silences, décalages. La spécificité de cette pièce tient sans doute à ce que Suzanna Andler - on s'en rend compte très vite, mais encore mieux à partir de l'acte II - ment tout le temps, mais non pas pour masquer le fait qu'elle trompe son mari. Duras, dans une didascalie, parle de "mensonge formel" : l'idée est bien que Suzanna atteigne une certaine vérité (une vérité des sentiments, peut-être, en tout cas c'est ce que laisse entendre la fin) à travers ses mensonges.
On baigne donc bien dans une atmosphère à la fois langoureuse et un peu morbide, et je trouve que Duras a réussi à construire un personnage et une pièce qui atteignent le but assigné. Cependant, si je compare Suzanna Andler à Moderato Cantabile, ce dont je peux difficilement m'empêcher, je trouve que la pièce va moins loin que le roman ; l'aspect mortifère est par exemple moins pesant, ainsi que tout ce qui a trait à la brutalité du personnage masculin (c'est le côté un peu raté de la pièce, à mon sens) ou ce qui a trait à l'alcool. Donc, Moderato Cantabile et Suzanna Andler relevant d'un sujet presque semblable, je conseillerais pour ceux qui veulent choisir entre les deux, la lecture du roman.
Challenge Théâtre 2018-2019
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SUZANNA : Quand j'étais jeune ils me demandaient tout de suite en mariage. (Temps.) Jean aussi.
Elle sourit.
MONIQUE, temps : Il dit que tu inspires des sentiments raisonnables. (Temps.) Au début. (Temps.) Et que ça change ensuite... tout à fait.
SUZANNA, hypocrite : Tiens.
MONIQUE : Je n'ai pas très bien compris ce qu'il a voulu dire ce jour-là. Il a dit que tu étais... attends... il a employé un grand mot... inconnaissable, oui, c'est ça... (temps) sauf par le désir.
Acte II
Michel, très doux : Si je reste je te poserais des questions que je ne veux pas te poser. (Temps.) Tu ne poses pas de questions. Jamais. Je ne veux pas que cette différence s'installe. (Temps.) Je suis quelqu'un qui ne veut pas souffrir Suzanna.
Je ne savais pas que ça pouvait être aussi effrayant de ne pas s'aimer.
Michel, temps : On pourrait croire votre situation difficile, même... infernale. Mais on se trompe. Il te manquait un amant. C'est tout.
Vidéo de Marguerite Duras