[mes excuses par avance pour la longueur de mon papier, . Bien sûr, libre à vous de lire jusqu'au bout ou en diagonal].
J'ai déjà lu
Giono (pas tout, loin de là). Je sais à peu près à quoi m'attendre (en résumé : du lyrisme poétique à la limite du délire..), je sais ce que j'espère (de la poésie en prose), mais là (p.25 du Livre de Poche 1979) il en fait quand même beaucoup dans les audaces de langage : 1/2 étoile en moins, mais ça ne se verra pas dans son Serpent d'Etoiles.
Au début donc, je me pose la question : est-ce de la poésie en prose comme "d'habitude" (
Que ma joie demeure..) ou se laisse-t-il écrire cette fois vraiment en roue libre, gardant la 1ère image, les 1ers mots qui viennent ? Cherche-t-il beaucoup ou écrit-il vite ? Mais il (p.37) faut dire que
Giono cherche, dans ce(s) livre(s) une harmonie totale avec le cosmos, la nature (ses 3 premiers livres, il les a regroupés sous le titre de "la trilogie de Pan"); il cherche à dire une relation idéale d'osmose et de symbiose que l'humain pourrait (devrait ?) tisser - et tisse parfois - avec tout ce qu'il y a autour de lui, tout ce qui l'environne : animaux (
Giono dit "les bêtes") - tous les animaux -, végétaux, minéral.
Et c'est presque indicible.
Il lui faut donc inventer un langage pour dire cet indicible qu'il pressent, qu'il ressent, qu'il cherche, appelle. D'où, par exemple, le langage inhabituel - donc étrange - intuitif mais aussi sensuel, pour dire la "grasse" femme du potier qui est comme l'argile que celui-ci pétrit, femme qui entend, sent et voit les signes de la terre dans la grotte abri. Elle est médium et l'une des filles est nommée " la sorcière".
(44)
Giono élargit la terre, élargit le ciel, élargit le monde, en élargissant le langage ( " homme, ouvre-toi").
Sur un détail plus littéraire (80) : j'ai vu que 2 ou 3 lecteurs doutaient du statut du narrateur et de ce livre. Est-ce Gio
no ? Est-ce un conte ? Je n'ai sur ces 2 points aucun doute :
Giono est le narrateur et le livre est "officiellement" une "chronique journalistique", mais je propose de le nommer " documentaire ethnographique poétique". Une preuve ? Etonnamment (il n'aurait jamais fait cela dans un roman) il explique (au début du chapitre III) ce qu'il a écrit précédemment et justifie (presque) pourquoi il a fait une analogie entre les moutons et la mer. Une autre preuve ? L'arrivée du télégramme, au nom de " Monsieur Jean, de Manosque", ouvert par tous les "Jean" habitant Manosque avant que la factrice ne le lui présente et qu'il sache, en comprenant le message sibyllin, qu'il lui est bien adressé. Il récidive au chapitre IV, en écrivant de nouveau "je". Je ne vois décidément pas comment on peut avoir un doute sur le statut du narrateur.
Quant au statut de ce livre, c'est une "chronique journalistique" et je le vois comme un documentaire ethnographique écrit avec force poésie puissante, sur 2 "événements" dans le monde des bergers : un mineur et un majeur. le mineur est "la grande révolte". Je laisse découvrir ce qu'il est. le majeur est "le jeu des bergers" ou "la comédie", sorte de représentation théâtrale, en partie improvisée, par quelques bergers, dans un mélange de divers parlers, dont
Giono tente une transcription en français compréhensible, qu'il qualifie d'imparfaite et de maladroite.
Ce dit des bergers est assez hallucinant (ils deviennent quasiment des shamans, mais sans prise de substances) et dépend aussi des émotions et des rêves qu'ils ont eus pendant l'année : un récit oral avec musique (fifres, d'instruments en terre cuite - gargoulettes -et des cordes tendues entre des branches d'arbres - les "arbres-lyre" - que le vent fait vibrer). Ce récit oral, ce dit, est la version de 3 ou 4 bergers (pas forcément toujours les mêmes d'une année sur l'autre) qui le créent sur le moment, d'un récit cosmogonique de l'espèce la plus ancienne et universelle, où l'on trouve des éléments de la Génèse et de l'Ancien Testament, récit où l'on retrouve aussi des éléments de cultures anciennes, de civilisations disparues (où notamment la figure du serpent est centrale) mettant en représentation, en scène et en mots la création du monde, les éléments fondamentaux (l'eau, la terre, l'air..), les animaux, le 1er homme et la 1ère femme..
Ce récit - et donc ce "petit" livre de Gio
no - est essentiel, aussi dans le sens de l'Essence. Encore aujourd'hui. Non seulement il hisse - en le décrivant le mieux possible - le monde pastoral, disparu il y a peu, des grands troupeaux d'ovins et des grands bergers , à un niveau culturel aussi élevé que les montagnes des Alpes de Haute-
Provence, mais on peut le lire aussi aujourd'hui comme un puissant plaidoyer pour "la Nature", le "Vivant" et un avertissement pour l'humanité, qui est résumé dans le dit des bergers, donc dans ce "reportage" par la phrase, souvent citée : "Si l'homme devient le chef des bêtes alors, elle, la terre, est perdue". Pour avoir une chance de comprendre cette phrase, il faut lire ce livre (1 journée suffit..).