L'expérience rare d'un flot orchestré, violent, cruel et cru, et néanmoins étrangement poétique.
Troisième roman de
Pierre Guyotat, écrit entre 1963 et 1965, publié en 1967, immédiatement auréolé d'un sulfureux parfum de scandale du fait de son étroite association entre sexe (notamment entre hommes) et guerre, et de la violence de sa charge à l'égard des armées en général, et de l'armée française en Algérie en particulier, ce paradoxal poème en prose de 500 pages se compose de sept « chants », dont le premier, décrivant à sa manière les soubresauts d'une deuxième guerre mondiale, commence par ce paragraphe proprement flaubertien ou gracquien :
« En ce temps-là, la guerre couvrait Ecbatane. Beaucoup d'esclaves s'échappaient, s'accrochaient aux vainqueurs mais quand ceux-ci voulaient les faire parler sur la résistance des occupés, les esclaves refusaient de livrer le nom de leurs anciens maîtres, ils retombaient alors dans une plus grande servitude. Ecbatane était encore la plus vaste capitale de l'Occident : elle avait été bâtie sur quinze kilomètres de côtes. Chaque jour, les plages en contrebas du boulevard du front de mer, se couvraient de cadavres de jeunes résistants débarqués la nuit et fusillés par les sentinelles de mer. Les vainqueurs avaient vaincu sans peine : ils avaient pris une ville qui se débarrassait de ses dieux. Ecbatane retournait au Septentrion, d'où ces vainqueurs, bottés, casqués, blindés, tenaient la neige de leurs semelles et la glace de leurs cils. Depuis cent ans, la terre se refroidissait : les savants d'Ecbatane travaillaient secrètement une arme capable de la réchauffer mais les vainqueurs la leur volèrent. Un avion fut construit où l'ont mis l'arme et les savants qui furent envoyés dans le Septentrion. Les vainqueurs persécutèrent ceux que la capitale rejetait hors de ses mers : aventuriers, saltimbanques, soldats. Quelques familles, dans le coeur de la capitale, ne voulurent point se soumettre aux ordres de délation et de cruauté : leurs enfants, la nuit, s'enfuyaient dans les terres, d'autres s'embarquaient dans les criques souterraines de la côte sud, tous ralliaient l'archipel de Buxtehude encore inviolé mais recouvert jour et nuit des ombres des bombardiers ennemis. »
À peine franchi ce prologue, le sang et le sperme vont envahir progressivement l'espace de la narration, lancinants et souvent hallucinants, associant misère noire, cruautés diverses à l'apparence froidement automatique, quêtes de dépravations et d'improbables rachats, dans un tourbillon dont aucun personnage, fugitif ou primordial, ne semble pouvoir s'échapper.
« Aïssa tient son violon, l'archet tremble sur la corde ; ses genoux ploient ; les esclaves gémissent, leur front pâlit, puis le sang rougit le crâne sous les cheveux. L'officier dégaine son pistolet, il frappe la tempe des esclaves avec la crosse. Mantinée, dans la cabine, se relève, ramène sa robe sur ses jambes. Détonations sur le haut d'Ecbatane : cent prisonniers, mâchoires et genoux brisés, coeur éclaté, s'écroulent dans la boue de la prison centrale.
- Tuez-les tous, tuez-les tous, que leur sang se déploie vers la plus haute mer.
Il ne s'est pas reboutonné, son sexe pend sur la toile de treillis, le cri le secoue, libère les dernières gouttes de sperme ; elles éclaboussent la jambe d'Aïssa. L'officier prend la main de Mantinée, il entraîne la jeune fille vers le ressac, il la fait asseoir dans l'écume, il s'y accroupit, prend de l'eau dans sa main, la répand sur le front et la bouche de Mantinée, puis montre son sexe nu ; la jeune fille joint ses mains ouvertes, les remplit d'eau, l'officier y trempe son sexe gluant. »
L'écriture entrelace étroitement le réalisme le plus cru et la métaphore la plus osée, flirtant parfois avec de romantiques mièvreries, pour explorer rageusement et inlassablement les rapports de domination et d'esclavage, culminants sous leur forme sexuelle, inscrits dans les rapports humains, politiques et sociaux.
« Ecbatane maîtrise, étouffe les révoltes de ses colonies. le capitaine est rejeté hors de l'Etat. Autrefois tactique, la force armée devient policière. L'Etat est aux mains de résistants qui, dans la libération d'Ecbatane ne voyaient que le rejet et le meurtre de l'occupant extérieur ; ceux qui espéraient une libération de l'occupant intérieur, déçus, désarmés, suspects dans leurs familles, se retirent dans l'action éducatrice et sportive. Peu à peu, les moins purs d'entre eux acceptent de retourner dans l'Etat ; les voici aussitôt compromis dans les répressions coloniales ou dans les alliances d'urgence.
Mais leur présence, même inquiète, dans l'Etat, provoque une surenchère de conscience sociale ; les esclaves sont affranchis ou seulement réservés pour le plaisir et pour la guerre. Des lois nouvelles protègent leur travail, le loisir et l'instruction de leurs enfants ; des cités sont construites pour eux seuls ; ils ne peuvent plus se révolter ; beaucoup, parmi leurs anciens maîtres, les jalousent, ruinés par la chute du régime patriarcal de collaboration avec l'occupant et l'apport en Ecbatane d'un matériel industriel trop coûteux, et de méthodes d'investissement trop audacieuses. »
Esquissé dès la fin du premier chant, ce programme de fuite dans l'exaction et la domination coloniales et sexuelles va se dérouler ensuite implacablement, basculant progressivement dans la farce et le grotesque à un degré pouvant illustrer les meilleurs travaux théoriques de Bakhtine : mise en place de l'armée d'occupation en Algérie / Inaménas, avec revue des personnages qui conduiront le roman à son terme, puisés parmi les militaires « traditionnels », les « commandos », les colons, les rebelles, les truands, les opportunistes de tout poil (et ce sont les denses 120 pages du deuxième chant), puis dissensions et révoltes, tant au sein de l'armée, où une frange des militaires refuse les solutions politiques « défaitistes » qui semblent vouloir s'ébaucher, qu'au sein de la rébellion, où les conflits de pouvoir, de morale et de gestion anticipée de l'avenir font déjà rage (et ce sont les 110 pages basculant progressivement dans la folie du troisième chant).
« Les massacres, le sang des viols, la cendre des incendies nourrissent la terre. le gouverneur rêve à son assassinat. Les militaires qu'il a déçus, prennent le maquis, l'armée régulière se repose, les rebelles des deux camps se massacrant haut dans les montagnes.
Les soldats, après l'incendie des villages, poussent devant eux les femmes et les enfants, sous la menace de leurs fusils, jusqu'aux portes de la ville. Là, ils les vendent ou les louent à des entremetteurs logés dans des petites cabanes de bois et de tôle, sous les remparts. Les chefs tolèrent ce commerce. Beaucoup de ces entremetteurs sont chaque nuit, égorgés par les rebelles. Les enfants et les adolescents sont enfermés plusieurs semaines dans ces cabanes ; des hommes et des femmes venus du fond de la ville s'accouplent devant eux et les débauchent. Les femmes captives sont conduites dans les bordels de la ville et contraintes à la
prostitution. »
La machine de cette prose poétique sauvage et maîtrisée à la fois s'emballe pourtant dans les 200 dernières pages, le souffle volontairement plus court, en se rapprochant dans une série de gros plans de certains des ultimes acteurs principaux, pour nous donner ainsi, entrecoupés d'autres scènes comme autant de coupures sanglantes, le frénétique outing homosexuel, déterminé, du prestigieux Général, déclenché par son giton favori (quatrième chant, 70 pages), le sort tragique du rebelle capturé, Thivai, et les doutes croissants du capitaine Xaintrailles (cinquième chant, 60 pages), l'apothéose en forme d'apocalypse des commandos parachutistes menés par le même Xaintrailles (sixième chant, 45 pages), et enfin le retour à la nature, quasi-édénique - ou dionysiaque ? - des deux adolescents rebelles, Kment et Giauhare, vraie-fausse lueur d'espoir en guise de conclusion (septième chant, 7 pages).
« Kment et Giauhare, réveillés, marchent, les genoux et les points dans les épines, écartent la haie ; un homme courbé sur la pierre, saille la déesse ; une crinière sort de sa nuque et de son dos ; sur sa tête une colombe et une couronne d'épines ; ses jambes nues vibrent, incandescentes ; au loin, sur la mer, la voile cingle vers l'île et les poissons jaillissent, étincellent sur la forge, heurtent les flancs de la barque, jouent dans la profondeur sous l'ombre de la coque ; la barque est vide mais un rayon, le premier de l'aurore, regarde et veille, sur la voile. Kment s'agenouille en face de Giauhare, et Giauhare en face de Kment. Poings à terre, ils se baisent aux genoux, au sexe, au front. »
Flot torrentueux dont on ne ressort pas indemne, accumulation - débridée en apparence et pourtant savamment ordonnée - de scènes crues et violentes, le roman secrète une étrange hypnose, parsemée de profonds coups de sonde.
Une expérience rare, indéniablement, dont on saura se souvenir en parcourant les méticuleuses constructions poétiques par touches de feu orchestrées dans l'univers de Yirminadingrad par le duo Henry / Mucchielli, ou en se plongeant dans les nouvelles alternant caresses et coups de poing, usant aussi du sexe drapé dans l'humour sauvage pour frapper et questionner, d'un
Jean-Marc Agrati.