Je viens de découvrir tardivement mais avec bonheur ce qui fut le dernier roman de
Victor Hugo.
Quatrevingt-treize claque comme une date fatidique, celle de la Terreur, cette courte mais fulgurante période de l'Histoire de France que certains ont résumé par ces seuls adjectifs : affreuse, inévitable, nécessaire...
« Les Révolutions font un bien éternel dans leur mal passager. » J'aimerais tant y croire.
La Terreur, c'est la réplique de la Monarchie dans toute son horreur absolue, mais sans doute pire encore... Alors, forcément sous la plume de
Victor Hugo, cela prend des proportions gigantesques.
Quatrevingt-treize , c'est une béance, l'écart, le pas de côté, la suspension du temps qui fait
L Histoire, le temps qui sort de ses gongs, la violence des éléments déchaînés et des astres qui se cognent entre eux, puis le temps qui se retire et revient comme une vague après la tempête.
Quatrevingt-treize décrit les affres d'un pays déchiré entre révolutionnaires, contre-révolutionnaires révoltés, la difficulté de faire avancer de concert Revolution et République, au-delà de cette date fatidique.
Quatrevingt-treize, c'est tout d'abord une affiche de choc, le casting de rêve. Trois géants, trois titans assoiffés d'idéal et de pouvoir, -
Robespierre, Danton, Marat, sont à la manoeuvre pour tenter de faire survivre la Révolution française et le rêve républicain, mais à quel prix ? Ils ont chacun une vision différente du chemin pour y parvenir. La Convention est en place animée par la férocité du devoir, la tyrannie de l'exigence, tenir le désir collectif et le transcender. L'ombre de la guillotine se dessine à chaque instant dans ce contexte politique effroyable dont
Victor Hugo a su saisir toute l'ambiguïté : comment expliquer que d'un élan collectif généreux viennent ensuite la peur et le sang pour faire survivre cette cause , comment nous convaincre que sur ce chaos de la barbarie puisse se construire un jour la civilisation ?
Si je devais exprimer une seule citation du roman qui le résume avec force, ce serait celle-ci : « Ce qui fait la nuit en nous peut laisser en nous les étoiles. »
J'ai tenté de saisir au cours de ma lecture les rayons de lumière de ces pages, d'avancer dans les ténèbres de ce texte et j'en ai été ébloui.
Victor Hugo va entrelacer les itinéraires de trois personnages essentiels du roman dans le fracas de la grande Histoire et c'est là que le roman prend une dimension vertigineuse et magistrale.
De ces trois personnages, le peintre qu'est
Victor Hugo va en saisir avec sa palette toutes les nuances entre le blanc et le noir.
Car le clair-obscur de
Victor Hugo, ce n'est pas le clair d'un côté et l'obscur de l'autre. C'est le ciel étoilé dans la tempête et le bateau qui tangue, laissant tour à tour se nouer et se dénouer les vagues, écarter et entrelacer les nuages, faire dégringoler la lumière, la dompter et l'apaiser...
La lumière et l'ombre sont partout, la lumière et les ténèbres, presque à chaque page de ce récit et se répondent comme si c'était un dialogue. Au-delà du fameux clair-obscur un peu réducteur pour enfermer le jeu d'écriture de
Victor Hugo, cela n'est en rien manichéen. Tout est plus nuancé et imbriqué qu'il n'y paraît.
La Révolution, c'est une tempête, peut-être la tempête qui rince les pages du début du roman, qui nettoie le ciel et bouscule l'océan, la fureur du souffle et le ciel étoilé qui revient plus tard, une fois le ciel lavé de toute cette tourmente.
Alors ces trois personnages, qui sont-ils ? Non pas
Robespierre, Danton, ni Marat. Eux sont là en arrière-plan pour planter le décor historique. Non,
Victor Hugo va convoquer des acteurs du terrain qu'il a à peine imaginés, des héros dont la grande Histoire ne retiendra sans doute pas les noms et les faits...
Le marquis de Lantenac, royaliste, apparaît dès le début comme un personnage cruel et sans concession, prêt à faire fusiller femmes et enfants sans scrupules. Il est la monarchie même dans son horreur et dans son aspect impitoyable, pourtant dans la suite du roman il va se révéler bien plus noble et vertueux qu'il n'est en réalité...
Cimourdain est ce prêtre qui a rejoint la cause révolutionnaire, sa vision de la République est absolue, elle est en miroir celle de la royauté dans son horreur, impitoyable et sans concession. Pourtant dans son idéal de vie, j'ai aimé son côté pygmalion, c'est lui qui a éduqué et peut-être fait ce qu'il est cet enfant qui a grandi sous son ombre, au nom de Gauvin.
Gauvain, justement, bien qu'issu d'un milieu monarchiste, a choisi également le camp républicain, il a une vision plus clémente du monde tel qu'il le rêve. Il est le neveu du marquis de Lantenac, ce qui montre ici le déchirement des familles. Comment ne pas voir tout au long du roman la figure d'Hugo dans ce personnage d'archange épris d'humanité ?
Ils rassemblent à eux trois tout le spectre qui oscille entre violence et clémence, entre barbarie et héroïsme.
Et puis il y a cette jeune mère, Michelle Fléchard et ses trois chérubins perdus dans une forêt bretonne, découverts au détour d'une embuscade dans le trou d'un fourré par le bataillon du Bonnet-Rouge.
Sa trajectoire traverse celle de la guerre civile qui met à feu et à sang l'ouest de la France, de la Normandie à la Vendée en passant par la Bretagne.
Plus tard le corps traversé par les balles royalistes qui ne l'ont pas tuée, elle va se relever, marcher pieds nus dans la forêt et sur les chemins à la recherche de ses trois chérubins enlevés. Elle se moque bien de savoir de quels côtés sont le bien et le mal, elle veut à toute force les retrouver, c'est une quête farouche, animale qui la fait tenir debout, comme une louve...
C'est une mère, elle incarne toutes les mères, toutes les victimes qui meurent sans distinction d'opinions. C'est à elle seule le peuple opprimé qu'aime décrire
Victor Hugo, ce peuple ici déchiré par la guerre civile, car la misère est des deux côtés, ce sont les pauvres gens...
Ses enfants sont là-bas, enfermés dans la Tourgue, cette sorte d'édifice médiéval perdu aux confins d'une forêt vendéenne où va se jouer une seconde fois la prise de la Bastille si loin de
Paris.
Il y a quelque chose d'homérique dans cette bataille que s'apprêtent à se livrer ces extrêmes impossibles à réconcilier et d'où va surgir le théâtre essentiel du roman, là où
Victor Hugo invite ses personnages à vouloir tout autant chercher l'affrontement que la clémence, dans ce souffle ultime qui peut encore sauver la Révolution. C'est comme un battement de coeur dans l'irruption du fer et du feu que vont croiser ses hommes presque ordinaires et qu'un idéal de vie va jeter au champ d'honneur, avec cette dimension irrationnelle et absurde que portent toutes les guerres et encore plus les guerres civiles, celles qui jettent femmes et enfants dans la boue des talus.
On aura beau dire que
Victor Hugo c'est grandiloquent, que
Victor Hugo c'est une langue excessive, lyrique, démesurée. Oui, tout ceci est vrai, mais ce qui est vrai aussi, c'est qu'il est un écrivain énorme au sens premier du terme. Ce qui est vrai aussi, c'est que j'ai été emporté dans le tumulte de ses mots et sa façon de me raconter une histoire.
La fin du récit est tout simplement sidérante, vaut tous les plaidoyers
contre la peine de mort...
Quatrevingt-treize, c'est une écriture romanesque, poétique, vertigineuse, qui prend le parti de l'humanité, le seul parti qui vaille la peine de se battre.
Merci à mes compagons de voyage pour cette aventure collective vers deux livres hors-norme du père Hugo qui ne l'est pas moins. Les chemins de Doriane et du mien ont bifurqué vers
Quatrevingt-treize, tandis que nos autres camarades s'en allaient vers le bruit et la fureur de
L'homme qui rit...