ALLEGRO MA NON TROPPO...
Sturm und Drang ! Tempête et Passion ! Ainsi nomme-t-on, outre-Rhin, cette période d'effervescence littéraire et d'activisme politique plein d'espoir et qui va s'imposer dans l'Allemagne de la fin du XVIIIème jusque vers 1830. de cette tempête va découler, même si ces deux mouvements de pensée et d'écriture ne sont pas à confondre, le fameux Romantisme Allemand dont, s'il fallait n'en retenir qu'un, Johann Wolfgang von Goethe sera l'un des grands représentants. Et, de toutes les oeuvres de cet écrivain à la destinée mouvementée et impressionnante, nul ne peut méconnaître son intemporel "Les Souffrances du jeune Werther", l'engouement qu'il provoqua, des "jeunes Werther" faisant florès un peu partout en Europe, ainsi que sa cohorte de suicidés werthériens...
Bien entendu, lorsque l'on évoque cette période, qui dura jusqu'à la fin de la première moitié du XIXème siècle, il est rare que l'on mette en parallèle allégresse, amours comblées, bonheur d'être au monde et joie de vivre... C'est pourtant ce qu'il en est de ce petit roman étonnant - mince par le volume mais dense et plein de surprises -, le plus connu sans nul doute de Joseph von Eichendorff, l'un des principaux écrivains du romantisme dit "tardif", et répondant au titre empli d'ironie de Scènes de la vie d'un propre à rien.
On y retrouve le fils d'un meunier que ce dernier met à la porte de chez lui , le traitant ainsi de «propre à rien». Ce à quoi ce fils peut enclin à la colère ni aux grognements répond sans fard et avec philosophie :
«Bon, fis-je. Si je suis propre à rien, je m'en vais courir le monde et y chercher fortune.»
Voilà donc notre jeune homme vaguant sur les routes, quittant sa petite patrie en n'emportant avec lui que ses chansons, sa pipe, son violon, quelques piécettes données par son père (qu'il va s'empresser d'égarer), l'ensemble trouvant place dans son pantalon aux poches très profondes, sans oublier quelques dictons à usage universel : « Qui sait de quoi demain est fait ? Poule aveugle trouve parfois son grain ; rira bien qui rira le dernier ; les choses arrivent quand on s'y attend le moins ; l'homme propose, et Dieu dispose… ».
Il part ainsi au hasard (croit-il) vers cette Italie rêvée dont il ne sait à peu près rien, n'était ce que sa mère lui en a appris et ce qu'un portier au nez impérial lui a affirmé.
Comme s'il fallait que le destin lui impose quelques menus obstacles (l'auteur reprend tous les codes du roman d'apprentissage, pour mieux les contrefaire), notre errant - le personnage universel du "Wanderer" - va rencontrer en quelques pages et l'amour, amour qui parait bien évidemment impossible, la dame de ses pensées semblant être d'une condition bien supérieure à la sienne, ainsi qu'un poste quiet de receveur dès le premier château qu'il croise ! Bien évidemment, lorsque l'on en est encore qu'au second chapitre d'un récit qui en compte dix, il est peu de dire que l'aventure risque d'en prendre un sérieux coup. Dès lors, il faut compter sur le désespoir amoureux - pas trop désespéré, n'exagérons rien - pour redonner des ailes à notre oiseau solitaire aussi naïf qu'ingénu.
L'Italie puis Rome seront au bout d'une route sans véritables encombres - il y aura bien quelques moments un peu inquiétant, quelques forêts sombres, quelque demeure remplie de mystères et d'inquiétudes mais notre heureux propre à rien vole, survole les aventures qu'il traverse sur un rythme à la fois haletant et souvent déroutant pour le lecteur, mais dans un élan tellement rafraîchissant de joliesse, de douceur de vivre que l'on s'y laisse prendre tout à fait volontairement. Dans la vie faut pas s'en faire...
Roman d'apprentissage (mais sans réel apprenti !), roman clamant le désir du voyage, et de ce qu'il importe de l'accomplir, bien qu'au fond, la destination elle-même importe peu, que le mal du pays vous prend inévitablement une fois à destination ; roman de quête, celle de l'amour, qui semble devoir toujours se dérober pour mieux apparaître dans ses plus heureux attributs tout à la fin ; c'est aussi une ode à la nature, mais d'une nature dominée par l'homme - notre jeune héros n'a de cesse de grimper à la cime des arbres, sur quelque muret, au faîte d'une habitation - et par la civilisation ; une civilisation en revanche assez pastorale bien que dominée par des châteaux-fort, relativement autarcique, très nonchalante où l'on n'y fait pas grand chose - en revanche, on fait énormément de siestes dans ce petit ouvrage ! -, où les petits nobliaux sont d'une aimable générosité, mais sans doute n'est-ce là que la vision du monde d'un propre à rien - le terme paresseux est lâché à plusieurs reprises, bien que le jeune homme refuse de s'y reconnaître -. Roman de la liberté aussi, bien que l'amour finisse par y mettre fin. Roman du cœur, de la musique et de la beauté - la poésie y est omniprésente, sous forme de chants, de poèmes, d'odes. On y trouve même un air du Freischütz ! - bien plus que de l'esprit ni du savoir : le héros semble assez parfaitement inculte, pensant, par exemple, avoir rencontré Leonard de Vinci en personne, qu'il a confondu avec un certain Leonhard croisé au cours son périple, et ne guère s'en soucier.
Nulle angoisse existentielle chez ce candide - qui ne dispose ni n'éprouve le besoin d'être accompagné du moindre maître Pangloss, est-il utile de le préciser ? -, mais une sincère joie de vivre, très souvent traduit par la musique de son violon, par les textes des chansons qu'il entonne, par une contemplation paisible de l'oisif satisfait du monde qui l'entoure, malgré quelques très douces ou très brèves déconvenues. Quant à avoir appris vraiment de son voyage, voilà bien question qui surprendrait notre narrateur car, en dehors d'un embourgeoisement assuré de sa condition, il n'est pas assuré que sa formation intime ait avancé d'un iota entre le jour de son départ et celui de son retour, hormis les souvenirs qu'il nous en conte...!
De Joseph von Eichendorff, homme à la vie désespérément impavide mais dont l'oeuvre est d'une très grande richesse, il est à regretter qu'il soit si peu traduit chez nous, et encore moins connu. Il signe avec ces Scènes de la vie d'un propre à rien une petite oeuvre d'une très grande originalité, de ces petits bonheurs de lecture sur lesquels ont peut revenir sans fin tant ils débordent d'un foisonnement réjouissant, faussement badin mais vraiment curieux et même intrigant. Un conte pour oisif insouciant et soucieux de contemplation rythmée !
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C'est une petite histoire haletante. le titre est déjà original ( peut être encore plus en 1826). Si l'oeuvre est un roman typique du romantisme allemand, je trouve alors que le romantisme est très positif : A chaque déconvenue, le héros se réfugie dans la musique et donne le meilleur de lui même pour égayer ses congénères, et l'échec le pousse à se dépasser pour aller plus loin, l'échec le rend actif. le suspens est ménagé jusqu'à la fin. La lecture du roman a été une agréable récréation.
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En allemand on appelle cela le "Sturm und Drang", en français, le cafard, en anglais le spleen ou encore le blues (sous sa forme la plus moderne) ; bref le mal de vivre dans toute sa splendeur, si propre à nos chers romantiques. Ce livre de Joseph Eischendorff est une petit merveille du genre ; il regroupe tous les thèmes propres au sujet : le voyage (en Italie comme il se doit à cette époque), la fuite de soi-même et de l'amour déçu, la fête à laquelle on assiste en témoin mais sans participer (un peu d'ailleurs comme dans le Grand Meaulnes), la découverte de soi dans le plaisir de l'amitié ou à l'inverse dans les affres de la solitude et de l'abandon etc. Admirablement écrit il nous fait passer de l'enchantement à la désillusion selon le rythme propre au héros romantique, ménage des effets de mystère et d'attente où le lecteur est plongé dans la peau du personnage, bref on ne s'ennuie pas une seconde, et l'envie nous prend de chanter des lieder de Schubert pour être tout à fait dans l'ambiance. A lire ou à relire pour méditer, rêver, ou tout simplement faire un beau voyage dans la littérature allemande.
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Sans trop me poser de questions, je tirai mon violon et sortis du bois en jouant une joyeuse tyrolienne. Les filles poussèrent des cris d'étonnement, et les vieux des éclats de rire tels que la forêt en retenti. Une fois arrivé au tilleul, je m'adossais, jouant toujours. Alors une rumeur, des chuchotement parcoururent le groupe des jeunes personnes. Les garçons finirent pas poser leur pipe du dimanche , chacun prit sa chacune, et en moins de temps qu'il n'en faut pour le dire, cette jeunesse paysanne tourbillonnais autour de moi. Les chiens aboyaient, les blouses volaient, et les enfants, faisant cercle autour moi, me dévisageaient curieusement et se demandaient comment mes doigt pouvaient être si agiles.
Un jour, près d'une gloriette où je passais en me rendant à mon travail, je fredonnais :
Où que j'aille, où que je regarde,
Que ce soient champs, forêts, vallées,
Ou bien, d'une cime, l'azur,
Ô belle, ô si gracieuse dame,
Je t'adresse mille saluts.
Et voici que soudain, du fond des obscures fraîcheurs de la gloriette, entre les bordures de fleurs et les jalousies à demi ouvertes, je vois briller deux beaux yeux jeunes et vifs. J'en conçus un tel effroi que je poursuivis mon chemin sans achever ma romance et sans me retourner.
A plusieurs reprises, je faillis me trouver en délicatesse avec mon maître. Une fois, parce que par une belle nuit étoilée, je m'étais mis à jour du violon, là-haut sur mon siège ; par la suite, parce que je dormais. J'avais pourtant le ferme désir de ne rien perdre de l'Italie et tout les quarts d'heure, j'écarquillais les yeux. Mais à peine avais-je un instant fixé mon attention que les seize chevaux, s'entrecroisant comme un filet de dentelle, faisaient à mes yeux un indescriptible brouillamini, ce qui finissait par me plonger dans une affreuse et irrésistible torpeur : rien n'y pouvait. Que ce fût le jour ou la nuit, la pluie ou le soleil, le Tyrol ou l'Italie, je pendais alors de mon siège, de droite, de gauche, en arrière, et parfois même plongeant la tête si fort vers le plancher que mon chapeau s'envolait et que le seigneur Guido, du fond de sa voiture, poussait de grands cris.
Paresser devant ma porte ne me causait même plus de plaisir. Dans l'espoir de m'y sentir plus à l'aise, je sortis un tabouret pour y étendre les jambes et rafistolai un vieux parasol du receveur dont je me servis contre le soleil comme d'une espèce de kiosque chinois, où je me glissais à l'ombre ; rien n'y fit. Assis là à fumer et à rêvasser, j'avais l'impression que mes jambes s'allongeaient d'ennui et que, à force de ne rien faire et de ne rien regarder, des heures durant, que le bout de mon nez, je le sentais grandir et grandir encore.
J'aperçus alors le seigneur Guido qui sortait sur le balcon. Il ne me voyait pas et, s'accompagnant avec un art consommé d'une cithare qui devait traîner par là, il se mit à chanter tel un rossignol :
La rumeur des mortels vient juste de se taire,
Comme en un rêve on entend le bruissement des arbres
Et le murmure étrange de la glèbe
Chantant ce qu'à peine conçoit notre âme,
Le temps jadis, les douces peines...
Et de légers frissons frôlent le cœur,
Comme des fulgurances.
Je ne sais q'il chanta d'avantage : je m'étais étendu sur le banc devant la porte, recru de fatigue, et dans la tiédeur de la nuit, je n'avais pas tardé à m'endormir.