La relation épistolaire entre
Freud et Jung n'est pas particulièrement consacrée aux échanges d'idées qui se produisaient plutôt lors de leurs rencontres. Nous lirons leur correspondance moins pour y observer des joutes intellectuelles que pour constater les progressions et régressions d'une relation pour le moins houleuse.
Dès les premières lettres, les signes annonciateurs de la future discorde apparaissent assez clairement. Jung essaie de faire revenir
Freud sur sa manière de concevoir la libido du point de vue de la sexualité, jouant sur la mauvaise presse que suscite une telle conception dans le milieu de la psychiatrie. Par ailleurs, l'investissement épistolaire n'est pas équivalent,
Freud répondant presque immédiatement aux lettres de Jung tandis que Jung le fait parfois attendre un mois, mettant sa lenteur sur le compte de son « complexe d'autoconservation ». Les échanges restent cependant amicaux, chacun s'efforçant de faire preuve du plus grand esprit de conciliation et d'autocritique.
Cette correspondance nous prouve, si besoin était, que les rencontres entre les deux hommes furent également intenses – en témoigne l'enthousiasme de
Freud qui écrit à Jung, après leur première rencontre : « votre personne m'a rempli de confiance en l'avenir, je sais à présent que je suis remplaçable comme tout autre, et je ne souhaite pas d'autre et de meilleur continuateur que vous pour achever mon travail, tel que j'ai fait votre connaissance. » Ces rencontres, sans doute, furent également propices à des échanges plus profonds que ce dont témoignent ces lettres, surtout consacrées à la stratégie de déploiement de la psychanalyse sur le territoire européen, à l'information sur la publication des derniers textes consacrés à la psychanalyse, et à divers ajustements théoriques et pratiques.
Dès la fin de l'année 1909, Jung se consacre de plus en plus amplement à l'étude de la mythologie, espérant éclaircir par ces matériaux les recoins les plus hermétiques de la psychologie.
Freud l'encourage mais tempère aussi son enthousiasme : ce qu'il nous reste des mythologies antiques doit souvent être reconstitué, le temps agissant sur eux comme les processus de
l'inconscientsur le rêve (condensation, déplacement, etc.).
Freud se montre d'ailleurs assez peu empressé à lire les premières ébauches de l'oeuvre essentielle à laquelle se consacre Jung en ces années (Métamorphoses de l'âme et ses symboles). Et pour cause puisque, à travers cet ouvrage, Jung remet radicalement en question la nature sexuelle de la libido telle que la conçoit
Freud. Autrement dit, Jung cherche à refluer vers l'unité lorsque
Freud pose comme principe de la psychanalyse la sexuation (la division subjective). Il faudra quelques lettres catastrophées d'
Emma Jung pour que
Freud se décide enfin à adresser à C.G. quelques encouragements formels.
Les lettres se font plus courtes, plus espacées. C. G. est atteint d'une bougeotte frénétique qui le pousse à élargir son cercle de connaissances dans le monde de la psychiatrie/psychanalyse d'un coin à l'autre du monde et jusqu'en Amérique, comme s'il s'agissait de prouver la validité de ses idées naissantes en dépit de la trahison faite à une voie d'orthodoxie freudienne. Les lettres de rupture témoignent de la part de Jung d'un certain orgueil, de l'envie peut-être de maintenir la relation sous le mode de la perversion (« Je me tiendrai publiquement de votre côté, en gardant mes opinions, et je me mettrai en secret à vous dire toujours dans mes lettres ce que je pense de vous. Je tiens cette voie pour la voie honnête »). Il estimait n'être plus du tout névrosé, c'est-à-dire qu'il s'estimait plein, sans faille, sans manque, et il l'était d'une certaine manière puisqu'il avait rejeté le discours de la psychanalyse, navigant en eaux troubles dans cette voie de dissolution qui dérive du discours du maître au discours capitaliste.