LA PLUS MALHEUREUSE DES FEMMESDominique Lebel. 2024
Un roman « tout littéraire », dans son argument d'abord, une écrivaine ( ou apprentie écrivaine ) qui cherche l'inspiration à Trouville, dans un hôtel au bord de la mer, désiste, l'esprit hanté par de grands acteurs de la littérature :
Flaubert, Tolstoï,
Duras,
Virginia Woolf et leurs personnages tourmentés.
Ensuite, « tout littéraire » par le thême choisi et les références livresques indispensables à la comprehension du texte : dans cette chambre d'hôt
el, les « âmes ombrées » la visitent, mortes d'amour impossible. Des femmes si malheureuses, qu'
elles en perdent la vie, ou la tête (Emma Bovary, Anna Karénine, Lol V Stein… pour les personnages, V.Woolf…).
Dominique Lebel agit en écrivaine, libre de ses choix, ravie (je suppose) de donner un supplément de vie à des personnages figés dans le marbre de la Littérature. Quel orgasme ! Euh disons : quelle jubilation ! Faire parler et se plaindre la Bovary, la montrer dans ses frustrations de personnage, évoquer l'homme
Flaubert… Anna Karénine, belle et sombre héroïne de Tolstoï, doublement amoureuse, dont le corps disparaitra sous la ferraille grinçante d'un train en gare russe. Et puis il y a « la »
Duras, dont elle aperçoit la silhouette un peu courbée, là-devant sur la plage (Trouville et Marguerite, toute une histoire ) et l'évocation du complexe personnage Lol V Stein, la folle d'amour, (dont
Duras expliquera que l'idée du livre lui vint alors qu'elle assistait à un bal dans un hôpital psychatrique…) .
Dominique Lebel évoque d'autres « malheureuses », mortes d'amour interdit. Par exemple,
Gabrielle Russier, la prof agrégée de
Lettres (tiens !) tombée amoureuse de son élève de 16 ans (la majorité d'alors était de 21 ans), ceci dans
les années 60, victime de la morale rouleau-compresseur, morte par suicide à l'âge de 32 ans. Une fin romantique, un destin malheureux, une société dévoreuse de faibles.
Ce livre au style brillant, à la vibration «
Duras », place au zenit la Littérature : celle, classique, déjà écrite et adulée, celle aussi en devenir :
Dominique Lebel nous montre que tout est possible dans le roman, les personnages n'appartiennent à personne, et si on les laisse un peu aller, ils sont capables de sortir de leur habit sur mesure confectionné par leur auteur, investir le cerveau du lecteur ouvert à l'enchantement.
Ce livre me semble être un grand MERCI à la littérature, à la liberté qu'elle apporte.
À son pouvoir d'approcher la grande détresse due à
l'amour trahi, ou non correspondu.
Choisir
l'amour comme fil conducteur, cela peut paraître bateau, mais la manière qu'emploie l'auteure de le traiter est un pur plaisir : j'ai eu l'impression de transcender toutes les règles en participant aux reflexions des personnages de livres déjà écrits, donc en principe absolument interdits du moindre écart.
Bref, très difficile de faire un retour convaincant, tant ce roman offre de tiroirs à ouvrir… Reflexions sur l'acte d'écrire, la création littéraire, le mega thême de
l'amour impossible, les correspondances entre oeuvre écrite et lecteur, l'appropriation des personnages, leur influence dans la société (de moins en moins).
À titre d'anecdote, je viens de consulter la liste de mes quinze dernières lectures, et je constate (ravi !) que mes trois préférées sont des livres auto-édités (et il y avait du beau monde dans ma liste : Vol de nuit de St-Ex, La bête humaine de
Zola,
les hirondelles de Kaboul de
Yasmina Khadra,..). Les élus, avec le présent roman : «
le fil d'Argent » de
Rebecca Greenberg et Au flanc de ma colline de « Daniel Bayon ».