"Ici où le sol nu est visible
s'élevait autrefois l'échoppe de barbier
de Gio. Giacomo Mora,
lequel ourdit une conspiration
avec Giacomo Piazza, commissaire de santé publique, et quelques autres
pendant que sévissait une atroce peste,
répandant çà et là des onguents mortifères, acculant de nombreuses victimes à une mort cruelle.
Ceux-là, jugés tous deux ennemis de la patrie juchés sur un chariot
d'abord marqués au fer rouge,
puis amputés de la main droite,
furent broyés sur la roue,
égorgés après six heures passées sur la roue,
puis brûlés
et afin qu'il ne restât rien d'hommes si scélérats,
leurs biens furent confisqués
et leurs cendres dispersées dans le fleuve
sur ordre du Sénat.
Afin que mémoire éternelle de ces faits demeure,
le Sénat donna l'ordre
que cette maison où s'était tramée une telle scélératesse
Fût rasée au sol
et jamais reconstruite à l'avenir
et que fût érigée cette colonne
que l'on nommera infâme,
Passez, passez donc
bons citoyens
afin que ce sol malheureux et infâme
ne vous contamine.
MDCXXX, calendes d'août"
Voici le texte de la plaque mémorielle qui reste et qui est conservée, au Château des Sforza à Milan.
L'
histoire de la colonne infâme, ce sont deux histoires.
Une histoire dans
L Histoire
Et une histoire littéraire
L'histoire dans
L Histoire en elle même est celle de 2 hommes : Guglielmo Piazza commissaire à la santé de son état et Gian Giacomo Mora barbier. Tous deux vivent à Milan en 1630.
À cette date la ville est en proie à une épidémie de peste. Selon des historiens italiens la peste a coûté la vie à 1 100 000 personnes en Italie septentrionale, sur une population de 4 millions d'habitants.
À ces chiffres s'ajoutent une méfiance vis à vis du "corps médical" démuni face à cet ennemi invisible : les connaissances médicales de l'époque nous apparaissent comme un salmigondis inextricable de vrai et de faux, d'observations exactes et de conclusions aberrantes.
Les règles établies dans le villes sont strictes, mais souvent contournées
— soufrer et parfumer les maisons ou les pièces où ont séjourné des morts ou des malades ;
— séparer, dès que le mal est découvert, les malades des personnes bien portantes ;
— brûler séance tenante et emporter le linge qui a servi au mort ou au malade ;
— fermer sur le champ les maisons où ont séjourné des malades et les tenir ainsi au moins 22 jours, afin que ceux qui s'y trouvent ne contaminent pas les autres ;
— interdire les commerces ;
— envoyer les malades contagieux au lazaret ;
— transférer les survivants du lazaret en maison de convalescence ;
— les y garder pour au moins 22 jours
Et un autre ennemi cette fois à peine plus visible est à l'oeuvre la délation, la suspicion, la méfiance...
Et c'est de ce mal que vont être victimes les 2 hommes, ils auraient été aperçus étalant une substance jaunâtre par une vieille femme, ils seront vite accusés d'être des untori, des infecteurs.
En 1777, un écrivain italien du nom de
Pietro Verri, dans ses
Observations sur la torture, démontre l'innocence des deux hommes. La honte change de camp.
L'infamie des jugés devient l'infamie des juges.
La colonne est détruite un an plus tard.
L'histoire littéraire est celle d'un auteur
Alessandro Manzoni, qui débute l'écriture du roman "
Les fiancés" en 1821. Ce livre qui relate les vicissitudes de deux fiancés d'origine modeste, Renzo (Fermo dans la première version) et Lucia, dans la Lombardie du XVIIE siècle occupée par les Espagnols. Leur union étant entravée par le pouvoir et la cruauté d'un potentat local, Don Rodrigo qui tente d'enlever la jeune femme. Les deux jeunes fiancés seront alors contraints de fuir leur village et les rives du lac de Côme....
Ce livre dont le titre initial est "Fermo e Lucia", deviendra ensuite "Gli Promessi Sposi" et enfin dans sa version finale "I promessi sposi".
Et ce en 1842....soit 21 ans après le début de son écriture....l'oeuvre d'une vie, une vie pour cette oeuvre.
Ce n'est pas tout car, à l'origine l'
histoire de la colonne infâme est un chapitre de ce roman.. Chapitre qui sera extrait de sa version initiale pour devenir un oeuvre à part entière, vraisemblablement pour distinguer ce qui est de Histoire et roman.
Car l'
Histoire de la colonne infâme n'a rien d'un roman. Pas de dialogue. Pas de description. Nulle péripétie. La vérité n'est sacrifiée à rien. Pourtant, le petit livre de Manzoni se lit avec fièvre. On veut en connaître le dénouement ; on veut enfin savoir. Quelque chose nous entraîne. Il n'y a pas plus littéraire que ce petit livre, pas de récit plus palpitant, pas de description plus envoûtante, pas de personnages plus émouvants que les victimes, pas de figures plus mystérieuses que leurs juges, mais, surtout, pas d'intrigue plus brûlante que l'histoire de cette injustice. La Colonne infâme, c'est J'accuse écrit par un Italien dans la première moitié du XIXe siècle.
Voici ce qu'en dira lui même l'auteur :
« Les juges qui, à Milan, en 1630, condamnèrent à d'abominables supplices certains individus accusés d'avoir propagé la peste par des stratagèmes aussi insensés qu'horribles, estimèrent avoir accompli une chose si digne de mémoire que, après avoir décrété dans leur jugement, en sus des supplices, la démolition de la maison de l'un de ces malheureux, ils disposèrent de surcroît qu'on érigerait en ces lieux et place une colonne, laquelle devrait s'appeler infâme, munie d'une inscription qui ferait connaître à la postérité et le crime et la peine infligée. Et, sur ce point, ils ne firent point erreur : ce jugement fut vraiment mémorable. »
De nos jours c'est une sculpture de Ruggero Menegon, qui fut placée en 2005 au même endroit où se dressait ce sinistre symbole (à l'angle du Corso di Porta Ticinese et de la via Gian Giacomo Mora) : elle représente, à la faveur d'un jeu de vides et de pleins, l'espace autrefois occupé par la triste colonne. La plaque posée juste en face arbore cette citation de Manzoni : « Ici se dressait autrefois la maison de Giangiacomo Mora injustement torturé et condamné à tort en tant qu'untore lors de la grande peste de 1630. Il est réconfortant de penser que les si les [bourreaux] ne savaient pas ce qu'ils faisaient, ce fut parce qu'ils ne voulaient pas le savoir, ce fut à cause de cette ignorance que l'homme assume et perd comme bon lui semble, et ce n'est point là une excuse mais une faute. »
La rumeur, la suspicion, voilà ce que dénonce cet ouvrage intense et vibrant.
Rumeur qui de tous temps à toujours existé, et le paradoxe est que malgré la multiplication des moyens d'information la rumeur, est une maladie prospère de notre société, maladie qui ne s'est jamais aussi bien portée
La rumeur que
Victor Hugo comparaît à la fumée du bruit... On semble vivre dans une société où de plus en plus de bruits se propagent au sein de plus en plus de fumée....