« Winter is coming... »
Cette sentence emblématique de la série « Games of thrones » convient parfaitement pour amorcer cette
chronique sur cet essai de
Nastassja Martin « A l'Est des rêves », auteure notamment du saisissant «
Croire aux fauves » dont j'ai précédemment rédigé une chronique.
Dans « Games of thrones », la « Garde de la nuit » veille à l'extrême Nord de Westeros. Elle est aux avant- postes pour affronter le péril mortel du froid et des créatures d'outre tombe.
Les royaumes et leurs souverains sont dans l'ignorance ou le déni de la nuit « sombre et pleine de terreur » qui progresse inexorablement.
L'anthropologue, avec « A l'Est des rêves » continue de retranscrire ses investigations de terrain dans le grand Nord. Elle a parallèlement étudié les populations des deux côtés du détroit de Bering les Gwich'in en Alaska et les Even au Kamtchatka russe.
Ces populations sont aux avants-postes du dérèglement climatique, comme le sont les Indiens d'Amazonie. Ces hommes et ces femmes subissent violemment la catastrophe dans leur quotidien de (sur)vie, tandis que pour nos gouvernants politiques et économiques, le dérèglement climatique n'est qu'un élément de langage parmi d'autres. On s'agite d'une COP à l'autre à coups de textes légaux et réglementaires, morts nés et en toute hypothèse ils ne traitent qu'une partie des problèmes.
Avec ces circulaires, l'air ne circule pas plus propre.
De plus, les Even ont du affronter l'effondrement depuis 1989 du pouvoir politique de l'ex-URSS.
Ces territoires offrent par conséquent une matière première in vivo, d'un intérêt tragique mais inspirant, de l'adaptation et de la détresse des hommes dans des situations d'effondrement.
Les bouleversements sont déjà à l'oeuvre dans le grand Nord, l'Arctique ne joue plus son rôle de régulateur thermique, la fonte du permafrost provoque l'effondrement des berges La taïga brûle, la faune se raréfie, le permafrost se disloque…
Les Even ne peuvent revenir au mode de vie pré-soviétique, les rennes ne sont plus avec eux. Beaucoup se lancent peu ou prou dans le braconnage pour satisfaire la demande des riches des villes en Russie et ailleurs. Des filières quasi industrielles fonctionnent en toute impunité, leurs responsables ont les ressources pour corrompre, contrairement à ceux qui pratiquent un braconnage de survie.
Face au dérèglement climatique, l'auteure rappelle que le débat en définitive est binaire.
Deux camps s'affrontent. Pour les uns la catastrophe, intimement liée à notre modèle économique, est inévitable et déjà en cours (collapsologie), pour les autres, il faut faire confiance à la géo-ingénierie qui va sauver la Terre.
Cette géo-ingéniérie est un leurre ; elle peut être séduisante a priori et fonctionner en laboratoire, mais en application industrielle c'est une toute autre histoire ; surtout il y a des dommages collatéraux imprévisibles et irréversibles. La technologie EPR n'est toujours pas techniquement et économiquement maîtrisée et dans le scénario le plus rose elle ne serait opérationnelle que trop tard eu égard au calendrier de l'urgence climatique.
Et contrairement à ce que les nucléaristes martèlent dans une mortelle propagande, la filière nucléaire est sale, très sale, dangereuse, très dangereuse.
En particulier, on met sous le tapis les montagnes de déchets ultimes à forte toxicité en espérant (??) que nos enfants, petits enfants trouveront une solution et qu'entre temps aucun « accident » majeur et/ou folie humaine ne mettent le feu à ces déchets hautement inflammables.
Certains scientifiques font des propositions pour « refroidir la terre » comme le plan Paul Crutzen qui consisterait à infecter l'atmosphère (pardon injecter...) avec du souffre…
En somme, se rapprocher des effets d'une méga éruption volcanique qui voile le soleil. Qui peut savoir ce que deviendrait la photosynthèse dans ces conditions ?
On retrouve l'éternelle prétention de l'homme à se croire maître de l'univers, comme si c'était lui (ou un Dieu à son service) qui avait créé l'air, l'eau, le feu, la terre.
Sans remonter aux textes bibliques canoniques, la philosophie occidentale regorge de cette croyance en la domination de l'homme à contrôler les éléments. Ainsi pour
Descartes dans son ouvrage fondateur :
« nous rendre comme maîtres et possesseurs de la nature. » (
Discours de la méthode 1637 ed
Garnier Flammarion p. 84)
Nastassja Martin a identifié une troisième voie au Kamtchaka : l'animisme. Ses travaux se sont d'abord inscrits dans ceux de
Philippe Descola puis de
Charles Stepanoff avec lequel elle a initié sa première campagne au Kamtchatka.
C'est lors d'une de ses campagnes suivantes en solo que le 25 août 2015 elle a du affronter cet ours. A cet égard il n'est pas neutre de relever que la fille de l'anthropologue s'appelle Ayla,...difficile de ne pas procéder au rapprochement avec l'héroïne de la saga culte préhistorique de
Jean Marie Auel « Les enfants de la Terre » où Ayla encore enfant est « choisie » par un ours des cavernes qui la marque profondément de ses griffes en épargnant l'enfant.
Le constat de l'anthropologue est que l'animisme est une réponse à la crise écologique. On rappellera que l'animisme est la croyance que l'homme partage avec tous les êtres vivants (animaux et végétaux) et éléments de la Nature (minéraux, nuages, rivières….) une âme. Dans certaines conditions, notamment lors de rêves, les âmes communiquent.
Ce sont les corps qui séparent les âmes. Il importe de recréer une fluidité dans cette communication, en particulier les animaux précédent les humains, ils anticipent les changements (p. 163), les catastrophes qui sont à l'oeuvre sont en lien avec la rupture opérée avec les êtres et éléments qui.nous entourent et avec lesquels nous sommes en définitive intiment liés.
Au regard de la pensée dominante occidentale, au contraire, ce sont les apparences corporelles qui nous rapprochent sur une base biologique, etc e qui nous différencie ce sont nos âmes. C'est le naturalisme qui s'oppose à l'animisme..
« Nous venons d'une humanité qui commence tout juste à reconnaître péniblement qu'on puisse s'adresser aux animaux et aux plantes, mais qui conçoit difficilement qu'on puisse vraiment parler à une rivière, au feu, au ciel. » (p. 275)
Pourtant, les consciences ne sont plus autant sédimentarisées.
Ainsi la question, impensable il y a peu, de l'octroi de la personnalité juridique à un cours d'eau, à une montagne ….a été introduite dans le débat public.
Sur un plan plus philosophique, cela questionne naturellement sur la sacro-sainte distinction entre Nature et Culture, existe t-il une pensée indépendante de l'homme, antérieure (p. 246 et 247) ? N'en déplaise à des professeurs de philosophie académiques type
Luc Ferry, ces interrogations n'ont rien d'azimutées.
L'animisme et son terroir du Grand Nord ne sont naturellement pas exportables en l'état à nos sociétés occidentales.
Toutefois, cette étude de
Nastassja Martin confirme s'il en était besoin, combien une mutation spirituelle est nécessaire
« En remplaçant le sacré par la raison et la science il (le monde moderne) a perdu tout sens des limites et par là même, c'est le sens qu'il a sacrifié. (…) La science, en tout cas ne peut plus échapper à sa responsabilité (…) les scientifiques préfèrent de beaucoup s'abriter derrière le mythe de la neutralité de la science » («
La marque du sacré »
Jean-Pierre Dupuy p. 104, 115 et 116 et du même auteur notamment «
Retour de Tchernobyl Journal d'un homme en colère »)
Cette mutation doit se matérialiser dans un changement radical de notre « modèle » économique (Entre autres,
Hervé Kempf « Comment les riches détruisent notre planète », «
Le libéralisme contre le capitalisme » de
Valérie Charolles)
Ces révolutions culturelles doivent intervenir pour lutter contre nos démons et permettre de réagir face au dérèglement climatique.
En conclusion, formellement, la lecture de ce livre est un peu déconcertante. le propos n'est pas linéaire, alternant des séquences de terrain, d'autres plus théoriques. Mais pour autant, pas besoin d'être docteur es anthropologie pour suivre l'auteure.
Mais sur le fond, un livre très intéressant, stimulant.