Dans la vie, certains jours sont bien plus marquants que d'autres. Ils peuvent même aller jusqu'à tout balayer sur leur passage.
Il y aura un avant et un après.
Un mariage, une naissance, lire votre premier
Graham Masterton, un décès, une amputation, lire votre second
Masterton.
Tomber amoureux, chuter d'une falaise, dévorer votre dixième
Masterton, votre vingtième, votre trentième-deuxième, avoir votre baccalauréat, votre premier boulot, votre premier chômage, vous délecter de votre quarante-cinquième
Masterton.
La fin du monde, mon anniversaire, mon demi-anniversaire, mon quart d'anniversaire, lire enfin mon cinquante-huitième
Masterton ( intitulé
la maison aux cent murmures ), faire baptiser vos enfants.
Oui, oui, baptisez-les, enduisez-les d'eau bénite sans plus attendre si ça n'est pas encore fait !
"Il y a encore des gens qui pensent que Old Dewer part en chasse au milieu de la nuit. Il recherche des bébés non baptisés."
Et Old Dewer, c'est pas un gars très sympathique. Ce vieux de la vieille, c'est même le diable en écailles et en os. En outre il est accompagné de sa meute de molosses qui dévorent les poumons de ces chérubins qui ne vivent pas encore dans l'amour de Dieu.
Et ce sont ces mêmes bêtes assoiffées de nourrissons qui donneront vie au célèbre chien des Baskerville d'
Arthur Conan Doyle.
Graham Masterton s'est aventuré dans toutes les légendes du monde et de Navarre pour en faire revivre les mythologies les plus méconnues et les plus abjectes, les plus cruelles et originales, rédigeant autant de romans variés, amusants et horribles ( non, non, ça n'est pas antinomique, bien au contraire ! ).
Cette fois, c'est le folklore plus proche du comté de Devon, au Sud-Ouest de l'Angleterre, qui sera mis à l'honneur.
"Il y a tellement de légendes et d'
histoires fantastiques à propos de fées, de fantômes, de démons et de sorcières."
Il y sera notamment question des pixies, de petites fées, qui, quand elles sont mal lunées, égarent les voyageurs et attirent les enfants en prenant l'apparence d'une poupée de chiffon.
Et l'auteur n'est jamais à court d'exemples bien réels pour donner une consistance à ces mythes, et nous laisser envisager qu'ils sont authentiques.
Shakespeare et
William Blake par exemple légitimeront ici les croyances les plus improbables.
Si la première mort a lieu dès la seconde page ( "Avant qu'il ait eu le temps de se retourner, il reçut un coup en plein centre de sa calvitie, avec ce qui ressemblait à un marteau." ), La maison des cent murmures se distingue cependant d'une grande majorité de la bibliographie de l'auteur écossais. En effet, si vous vous attendez à un déferlement d'hémoglobine et à des tripes répandues partout en des descriptions très visuelles, à une plongée en apnée dans une horreur absolue et toujours renouvelée, vous n'allez pas rentrer dans vos frais.
Enfin pas tout de suite.
Cette fois
Masterton prend son temps. Les mystères et l'inquiétude montent crescendo. On est happé immédiatement dans cette histoire aux ramifications multiples - secrets de famille, enquêtes policières et bien sûr évènements irrationnels. Mais comparé à
Ghost Virus ou
Les anges oubliés précédemment parus chez Livr's éditions, l'auteur privilégie ici une ambiance glaciale, angoissante, oppressante.
"La couleur avait quitté ses joues et ses dents claquaient comme les touches d'une vieille machine à écrire."
Il faut dire que le décor s'y prête particulièrement.
A la mort de leur père, la famille Russell au grand complet ( six adultes et un petit garçon ) rejoignent le manoir d'Hallallows Hall afin de découvrir les dernières volontés du défunt.
Cette bâtisse Tudor du seizième siècle est totalement isolée si on excepte une vieille église et un cimetière à proximité.
"Cette maison me terrifie et me glace et j'aimerais ne jamais remettre les pieds ici."
Et puis il y a ce feu qui prend l'apparence d'un visage cauchemardesque une fraction de seconde, ce vent, ces coups de tonnerre, et tous ces grincements et craquements.
Comme si la maison était une entité à part entière, capable de gémir ou de se mettre en colère.
Ou ces murmures seraient-ils des chuchotements humains ?
"C'était si étouffé et indistinct qu'il aurait pu s'agir d'un renard hurlant quelque part à l'extérieur, ou d'une porte grinçant dans un courant d'air."
"Le bruit de leur conversation ressemblait à une bande d'enfants tristes se frayant un chemin à travers des tas de feuilles d'automne."
Alors vous allez me dire qu'à tous les coups la maison est hantée et qu'il vaut mieux déguerpir avant que les fantômes soient très fâchés, ce à quoi je vous répondrais deux choses :
- Il est en effet possible que des forces surnaturelles soient à l'oeuvre mais si vous pensez à des créatures diaphanes, ce serait mésestimer l'imagination sans limite de cet écrivain. Si vous avez lu
Démences vous savez déjà de quoi je parle.
- le petit Timmy, cinq ans, disparaît à peine arrivé et il faut bien fouiller la maison et les alentours pour avoir une chance de le retrouver. Quitte à trouver d'abord la foi.
"- Tu vas prier qui ? Tu ne crois pas en Dieu.
- Je viens de me convertir. Au moins jusqu'à ce qu'on retrouve Timmy."
On ne le dit pas assez mais il est assez traumatisant de perdre un enfant. Et aussi pour un gosse de perdre ses parents.
Nous étions en vacances ma soeur et moi, âgés peut-être de sept et quatre ans, et nous regardions les cartes postales exposées à l'extérieur d'une boutique de souvenirs. Deux minutes à peine s'étaient écoulées quand nous avons constaté que nos parents avaient disparu. Avaient-ils décidé de nous abandonner ? Avaient-ils été enlevés par Old Dewer ? Une Pixie les avait-elle égarés ? Aucune autre solution n'étant rationnelle, ma petite soeur s'est mise à pleurer à gros sanglots et moi, plus âgé, je tentais de rester courageux mais je n'en menais pas large. Quand une dame a vu notre détresse nous avons oublié toutes les leçons inculquées ( ne jamais parler aux inconnus, rester à l'endroit où on s'est perdu et ne plus bouger ) et, lui faisant une confiance aveugle, nous l'avons accompagné au syndicat d'initiative, un refuge pour les enfants perdus où nos parents sauraient nous retrouver.
En réalité nos parents s'étaient juste introduits dans l'échoppe sans qu'on les voit entrer et nous avions disparu de leur champ de vision quand ils sont sortis. Une fraction de seconde durant laquelle leur monde à eux s'est également écroulé ( ma soeur c'était pas grave, mais me perdre moi vous imaginez la panique ? ). Aller au syndicat d'initiative ne les avait même pas effleurés mais notre sauveuse, encore sur place, a réuni finalement notre tribu.
Tout ça pour dire que je n'ai pas compris pourquoi la famille Russell cherchait Timmy dans les moindres recoins de la demeure ou en faisant des battues dans la lande alors qu'il leur aurait suffi de se rendre au syndicat d'initiative le plus proche, à Tavistock peut-être.
Hasard ou coïncidence, au dix-huitième siècle le marquis de Tavistock - commune du Devon - s'appelait
Francis Russell.
Même nom de famille que nos protagonistes qui, s'ils avaient lu plus de romans de
Masterton, se seraient carapatés vite fait de cette demeure, avec ou sans leur fils !
La maison aux cent murmures est peut-être moins incisive et plus perfide que d'autres romans de l'auteur de
Manitou, mais son style est toujours aussi reconnaissable.
Depuis le
recueil de nouvelles Dark Gates of madness, publié aux éditions Selma ( autre éditeur belge ) c'est Christophe Corhouts qui a repris les rennes d'une traduction longtemps menée en France par
François Truchaud.
Mais quelle que soit la personne qui retransmette l'écriture de
Masterton, elle est de toute façon inimitable.
Son humour grinçant en toutes circonstances fait toujours mouche.
"Je ne comprends pas pourquoi les chemins de fer ne prévoient pas une ligne spéciale pour ceux qui veulent se foutre en l'air, histoire de ne pas déranger les utilisateurs."
Et puis il a ce don unique de jouer avec les cinq sens du lecteurs. Les évènements prennent d'autant plus vie qu'il ne se contente pas de nous les décrire : Il nous les fait toucher, sentir, écouter. Il leur donne cette dimension supplémentaire comme pour nous faire participer de façon plus concrète à ce que vivent ses personnages, même s'ils sont au coeur d'une situation insensée.
"Une sensation d'air froid soufflant d'un sèche-main, plutôt que le contact d'une main chaude."
"Cigarettes, vieille sueur, et une autre odeur aussi, étrangement métallique, comme de la viande de poulet abandonnée trop longtemps dans le fond d'un frigo."
Le petit bémol que j'aurais à émettre est typique de l'auteur également. Ca n'est pas systématique mais très souvent il a recours aux médiums, aux rituels, aux invocations. Même si leur rôle ou leur nature diffère de romans en romans, je les ressens un peu comme un passage obligatoire. A l'inverse de l'idée de dingue qui a germé dans son esprit et qui a servi de support pour l'écriture d'un livre contenant toujours des scènes d'anthologies, on retombe dans de l'ultra-classique.
La maison aux cent murmures n'y échappe pas et ce ne sont pas les moments que j'ai préférés.
Moins sanglant, plus terrifiant, toujours aussi démentiel, l'auteur confirme une nouvelle fois qu'il a beaucoup d'imitateurs mais aucun égal.