L'école de la chair, de
Yukio Mishima.
Au japon, dans les années 60, trois femmes divorcées, du meilleur monde, appartenant à des familles aristocratiques dont le prestige a été emporté par le vent de la défaite, se réunissent régulièrement pour médire de leurs aventures et se moquer de leurs amants. Un vent de liberté souffle sur Tokyo, les carcans moraux de l'ancien monde ont craqué, et les pratiques jadis soigneusement dissimulées peuvent se frayer un chemin vers la reconnaissance. C'est un peu, toute proportion gardée, sex and the city, avec quarante années d'avance.
Parmi ces femmes libres et aisées, Taeko, créatrice de mode reconnue, est une femme sereine, sure de son charme, mais qui a l'impression d'être une des dernières survivantes d'un monde disparu. Les lambeaux de cet univers suranné trainent encore sur un monde nouveau qui se lève, éclatant de jeunesse, de vitalité débordante et d'espoirs immenses.
Taeko se trouve entrainée par ses consoeurs dans un night-club pour homosexuels où elle remarque un barman, Senkitchi, beau comme un dieu. Elle fait d'ailleurs plus que le remarquer : elle est subjuguée par la beauté plastique du jeune homme, dont elle apprend, au bout de quelques visites où son élégance la fait remarquer et célébrer par une faune joyeuse, qu'il n'hésite pas à se vendre à des femmes ou à des hommes, affamé qu'il est de réussite matérielle.
Taeko, au départ, se berce d'illusions en pensant faire quelque bonne action, quelque oeuvre généreuse en permettant à Senkitchi de quitter son emploi de barman et de mignon tarifé pour reprendre ses études universitaires. Elle ne fait en cela que suivre la voie de son désir, de ses sentiments impérieux, profonds, douloureux presque. Senkitchi peuple le désert de sa vie intérieure, et elle parvient sans difficulté à séduire le jeune homme, qui voit tout de suite son intérêt dans cette relation. Senkitchi est fantasque, inconstant, joueur, passant avec brio de la plus grande élégance à une apparence misérable. Ce jeune homme est une façade, mais diablement séduisante. La belle Taeko, tout expérimentée qu'elle soit, va se laisser prendre à ses charmes, ils vont s'aimer à leur manière, puis, craignant de le perdre, elle va aller jusqu'à lui proposer que tous deux puissent s'accorder quelques aventures galantes…
Ce roman est celui d'une femme qui observe un vieux monde à la dérive qui s'échoue sur les rivages de la modernité. La retenue, le sens des convenances, ou plutôt le gout des apparences, du passé se conjuguent aux bonheurs d'une libération, d'une envie de vivre caractéristiques de la modernité radicale imposée, et acceptée avec empressement par les jeunes générations comme un dû. Taeko, émule de l'ancien monde, rencontre Senkitchi, prototype du nouveau. L'ancien joue sur les sentiments, désire la complicité et la connivence, loin des illusions de la fidélité. le nouveau souhaite surtout parvenir à la richesse en utilisant son charme, sa beauté, le trouble qu'il crée chez les femmes et les hommes. Il ne rêve que de richesses matérielles alors que Taeko se replie sur ses richesses intérieures, les plus importantes à ses yeux.
L'école de la chair, malgré son titre, n'a rien de sulfureux (le titre original fait d'ailleurs référence à un bracelet, cadeau liant les deux amants). On n'y trouvera nul propos graveleux, nul érotisme facile. Seulement un passage déterminant de la vie d'une maitresse femme qui décide de s'offrir une parenthèse galante, puis se retrouve prise au piège de son coeur.
Outre le milieu des homosexuels et des travestis, qu'il connaissait bien, Mishima nous offre ici un émouvant portrait de femme. En Taeko, il y a toute l'élégance et la beauté tragique du Japon.
Écrit d'une plume alerte, avec un sens aigu du détail (la description des tenues de l'héroïne est une revue de la mode de ces années-là) et de l'observation, ce roman nous offre, dans une prose impeccable de rigueur et de correction, une vision intime d'une des dernières aventures amoureuses d'une femme au mystère finissant, et qui sent malgré tout approcher l'heure où le désir qu'elle suscite fera place à un désert sentimental qu'elle redoute.
Une très belle histoire de femme, sensuelle et pudique, tendre, parfois surprenante, mais qui sait conserver une certaine retenue. Ce très beau roman vous fera sans nul doute succomber au charme élégant de Taeko !