Un magnifique et surprenant roman pré-apocalyptique autour du si probable business global de la catastrophe (et peut-être bien de l'après).
Sur le blog Charybde 27 : https://charybde2.wordpress.com/2024/03/09/note-de-lecture-paris-sur-lavenir-nathaniel-rich/
Étudiant, Mitchell Zukor était le geek absolu. Génie encore méconnu des mathématiques avancées et de l'analyse statistique la plus pointue, il était toutefois, à titre personnel, totalement obsédé par la possibilité – croissante et inexorable – de diverses catastrophes à venir. Employé obscur quoique extrêmement efficace de la puissante firme financière Fitzsimmons Sherman, son destin va pourtant drastiquement changer lorsque se croiseront autour de lui une nouvelle législation sur la couverture nécessaire, précisément, des risques catastrophiques par les entreprises elles-mêmes (après une série de procès liés à un monstrueux tremblement de terre à Seattle) d'une part, et l'inventivité commerciale d'un mi-entrepreneur-mi-charlatan, Alec Charnoble, créateur de la firme FutureWorld pour exploiter une faille intentionnelle glissée dans la nouvelle législation. En compagnie, à distance, de la mystérieuse amie de ses années étudiantes et inspiratrice paradoxale, Elsa Bruner, affligée du syndrome de Brugada qui l'expose à une mort subite par arrêt cardiaque imprévisible, et, à proximité, de la brillantissime Jane Eppler issue de Wharton (pour le MBA) et de Princeton (pour le doctorat de philosophie), totalement fascinée par le génial statisticien obsessionnel, Mitchell Zukor fait exploser son talent si particulier, et devient en quelques mois un très écouté conseiller en effondrement dans les hautes sphères financières new-yorkaises. Jusqu'à ce qu'un véritable raz-de-marée déferlant sur la ville qui ne dort jamais, partiellement évacuée, ne fasse de lui, en une rocambolesque odyssée, un formidable gourou quasiment malgré lui aux yeux du grand public.
Publié en 2013, le deuxième roman de
Nathaniel Rich, sous ses dehors simultanément techniques et déjantés, constitue une sorte de petit miracle indispensable.
Il y démontre d'abord une redoutable facilité dans le maniement du commerce des promesses que constitue la haute finance contemporaine, maniement qui, loin de se contenter de la surface des choses comme chez les adroits best-sellers d'un Stephen Frey, en touche aussi bien la vertigineuse mécanique intime (on songera sûrement à l'excellent «
Roman américain » d'
Antoine Bello) que les échappées presque métaphysiques (et là, le
Jérôme Baccelli de «
Aujourd'hui l'Abîme » ou, davantage encore, le
Viken Berberian de «
Das Kapital » ne sont décidément pas loin).
Il y développe ensuite l'art de saisir les plus cyniques manoeuvres du lobbying de haut vol (dont il démontera plus tard certains des plus cruels mécanismes dans sa magnifique enquête de 2019, « Perdre la Terre », à propos de réchauffement climatique), et d' y introduire un humour cavalier de la plus belle facture, qui évoquera peut-être la bizarrerie assumée du
Zoran Drvenkar de «
Sorry » , par exemple dans les explications savoureuses autour de la création d'une loophole de limitation de responsabilité (« Donc nous achèterions le droit de rejeter la faute sur vous (…) – Il suffit de connaître le bon sénateur »). Humour qui demeure d'ailleurs omniprésent tout au long de l'ouvrage, oscillant joliment entre la tentation de la farce et celle d'une poésie ironique et parfois presque contemplative, que ce soit lorsqu'il convoque certains accents arrière-complotistes opportunément recyclés (« Il n'y a pas de volcan à New York – C'est ce que vous voulez croire de tout votre coeur ») ou des sessions de créativité débridées à la recherche du slogan d'une entreprise (« FutureWorld, dit Mitchell. C'est une question de mort ou de mort. » « FutureWorld, dit Jane. le verre est à moitié vide. »).
Davantage que la « Politique de la peur » si finement décryptée par
Serge Quadruppani, c'est bien du côté de l'économie de la peur, celle qu'approche à sa manière terriblement poétique et diaphane le
Hugues Jallon de «
Zone de combat » et du « Début de quelque chose », que penche ici
Nathaniel Rich. Comme le rappelle la puissante métaphore qui sert d'incipit au «
En panne sèche » d'
Andreas Eschbach (« Même la dernière goutte d'essence permet encore d'accélérer »), les symptômes d'effondrement, systémiques ou non, qu'ils impliquent la démultiplication de l'imaginaire du cyclone Katrina à La Nouvelle-Orléans ou d'autres sources-réflexes (pensons au si beau travail de
Lydia Millet dans son «
Nous vivions dans un pays d'été » de 2020), là où il y a catastrophe réelle ou potentielle, il y a business. le grand
Kim Stanley Robinson ne s'y trompe pas lorsqu'il pousse encore plus loin la mise en spéculation romanesque de la finance prévisionniste dans son «
New York 2140 » de 2017 (qui s'appuie d'ailleurs explicitement sur l'ouverture échiquéenne jouée par
Nathaniel Rich). La catharsis d'un effondrement à venir, sous tous ses angles évidents ou subtils, se joue ici dans la tête de Mitchell Zukor, avant qu'elle n'explose aux dimensions du monde entier.
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