On remet à plus tard. On se laisse séduire. Personne ne vous prévient. On vous pousse d’abord à passer tel examen, à trouver avant tout un emploi. On vous offre de toutes parts le modèle de vies en série. Tout le monde n’a pas la force de résister. A la première fille qui jette sur vous son dévolu, on vous félicite et vous encourage. « Jacques et Jacqueline, comme c’est attendrissant ! » Personne ne vous crie casse-cou. Peu à peu, les nœuds se nouent, les chaînes se resserrent, l’étau se renforce. On lit le journal. On regarde la TV. On met le couvert. On vient, année après année, dans le duplex des beaux-parents, sur cette maudite Côte, où tout le monde s’entasse. Hélas ! qui n’y est pris ?
(Si je partais !...)
-C’est vrai chérie. La guerre est partout. Et elle n’est pas drôle. J’en ai connu deux, sans compter l’Algérie.
Renée avait oublié l’Algérie. Elle sursaute :
-C’est vrai, cela aussi… Mais comment supporte-t-on cela ? Tu voudrais que j’aille me promener en mer sans raison, le cœur léger ? Comment peut-on ? Dis-le, toi Grand-père toi qui as connu cela, comment peut-on ?
D’un geste, il lui répond : il joint les mains, paume contre paume, puis les retourne.
-Deux faces, dit-il : il y a deux faces à tout, au même moment, toujours, quelqu’un qui meurt et quelqu’un qui naît, une bataille et une fête. Tout est à la fois une bataille et une fête. Comprends-tu ?
…
Alors tu ne vas pas te promener sur l’eau comme une sotte, pour rien : tu y vas en sachant que cela t’est donné, à toi, à nous, pour un jour, et qu’il faut en profiter…
(Vue sur le Vieux-Port)
Et puis quand tout est fini, que tous les œufs ont été trouvés, à grands cris et grand émoi, …
Personne ne s’aperçoit que l’on a oublié un œuf. Personne ne l’a trouvé, personne ne s’en est inquiété. Un œuf qui restera, sera détruit, ne laissera pas de trace.
N’en est-il pas ainsi de la plus grande partie de notre passé, de ceux que nous aimons, de nous-mêmes ? J’oublie déjà tant de noms…
(prologue à Astropoulos est mort)
« Mais les œufs de Pâques sont, d’abord, pour les enfants. A eux la joie de trouver, l’amertume de chercher en vain.
Attention pourtant, à cette joie et à cette amertume : leur cause peut être menue ; mais elles n’en dureront pas moins à travers Pâques et l’été, et à travers Noël, et toutes les années à venir. »
« - c’est moi qui l’ai vu !
- Non, c’est moi !
- De toute façon, tu m’as poussé !
Même pour la fête des œufs de Pâques, on se bat, on s’accuse ; tout à coup, deux petits frères, deux petits amis, se dressent, méfiants, méprisants, rancuniers. Comment la remontée des souvenirs, n’y aurait-il pas, aussi, ces brusques affrontements, qui nous ont déchirés au passage ? Parfois on se réconcilie ou se console ; on oublie. Mais pas toujours. »
Et il trouvait poignant de voir que sa mère avait gardé chaque mot avec tant de ferveur. Il n’avait pas, lui, une seule lettre d’elle. Il se représentait, en maniant les enveloppes, l’événement qu’avait dû représenter l’arrivée de chacune, la façon dont sa tendresse devait chercher la vérité et l’imaginer. Elle devait les relire plusieurs fois, avant de les ranger. Et il était pris de remords. Elle était morte, à présent, depuis plus de cinq ans : il était trop tard pour la connaître mieux, lui écrire plus, lui donner de la joie…
(Les lettres)
Affinités électives. Par Francesca Isidori - Avec Jacqueline de Romilly. Le 10 mai 2007, Francesca Isidori recevait la femme de lettres Jacqueline de Romilly pour l’émission “Affinités électives”, diffusée sur France Culture. Photographie : Jacqueline de Romilly © AFP Alexandre Fernandes. Née à Chartres, en 1913 (fille de Maxime David, professeur de philosophie, mort pour la France, et de Jeanne Malvoisin), elle a épousé en 1940 Michel Worms de Romilly. Elle a effectué sa scolarité à Paris : au lycée Molière (lauréate du Concours général, la première année où les filles pouvaient concourir), à Louis-le-Grand, à l'École normale supérieure de la rue d'Ulm (1933), à la Sorbonne.
Agrégée de lettres, docteur ès lettres, elle enseigne quelques années dans des lycées, puis devient professeur de langue et littérature grecques à l'université de Lille (1949-1957) et à la Sorbonne (1957-1973), avant d'être nommée professeur au Collège de France en 1973 (chaire : La Grèce et la formation de la pensée morale et politique).
Du début à la fin, elle s'est consacrée à la littérature grecque ancienne, écrivant et enseignant soit sur les auteurs de l'époque classique (comme Thucydide et les tragiques) soit sur l'histoire des idées et leur analyse progressive dans la pensée grecque (ainsi la loi, la démocratie, la douceur, etc.). Elle a également écrit sur l'enseignement. Deux livres sortent de ce cadre professionnel ou humaniste : un livre sur la Provence, paru en 1987, et un roman, paru en 1990.
Après avoir été la première femme professeur au Collège de France, Jacqueline de Romilly a été la première femme membre de l'Académie des inscriptions et belles-lettres (1975) et a présidé cette Académie pour l'année 1987.
Elle est membre correspondant, ou étranger, de diverses académies : Académie du Danemark, British Academy, Académies de Vienne, d'Athènes, de Bavière, des Pays-Bas, de Naples, de Turin, de Gênes, American Academy of Arts and Sciences, ainsi que de plusieurs académies de province ; et docteur honoris causa des universités d'Oxford, d'Athènes, de Dublin, de Heidelberg, de Montréal et de Yale University ; elle appartient à l'ordre autrichien “Ehrenzeichen für Wissenschaft und Kunst” et a reçu, en 1995, la nationalité grecque et est nommée, en 2001, ambassadeur de l'Hellénisme.
Elle a aussi reçu de nombreux prix : Prix Ambatiélos de l'Académie des inscriptions et belles-lettres(1948), prix Croiset de l'Institut de France (1969), prix Langlois de l'Académie française (1974), Grand prix d'Académie de l'Académie française (1984), prix Onassis (Athènes, 1995). Ella est élue à l'Académie française, le 24 novembre 1988, au fauteuil d'André Roussin (7e fauteuil). Son dernier ouvrage : “Tragédies Grecques au fil des ans” paraîtra en juin 2007 aux éditions des Belles Lettres. Il s'agit d'un recueil d'études sur la tragédie grecque du dernier tiers du Ve siècle av. J.-C. et ses rapports avec les mouvements intellectuels athéniens.
Jacqueline Worms de Romilly, née Jacqueline David le 26 mars 1913 à Chartres et morte le 18 décembre 2010.
Invitée : Jacqueline de Romilly
Source : France Culture
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