Ce livre est surtout une invitation à lire « LTI, la langue du IIIe Reich. Carnets d'un philologue », l'oeuvre essentielle de
Victor Klemperer. Ce dernier y analyse « à travers l'étude des atteintes portées à la langue, les mécanismes du « dérèglement social ». »
Klemperer y montre comment une langue déformée par la propagande d'un totalitarisme peut contaminer à leur insu jusqu'aux opposants à ce régime.
Frédéric Joly nous rappelle ce que la Novlangue inventée par Orwell dans 1984 doit à cette analyse.
Frédéric Joly réussit son invitation en 15 pages, dès l'introduction où il nous rappelle des notions essentielles (par exemple la langue et la parole), et nous explique « parce que les mots, toujours disent la vérité de leur temps », comment
Klemperer peut nous aider à comprendre notre époque où fonctionne « une hégémonie de l'opinion, du verbalisme, de la répétition sans fin des discours au détriment de la réalité ».
Le livre propose une biographie chronologiquement libre, avec des digressions, de
Victor Klemperer. Il suit surtout les carnets publiés par celui-ci : «
Mes soldats de papier. Journal 1933-1941 » et «
Je veux témoigner jusqu'au bout. Journal 1942-1945 ».
Professeur de philologie déjà âgé et souffrant, d'origine juive mais non pratiquant et marié à une « aryenne », Viktor
Klemperer se verra privé de son poste à l'université de Dresde, puis de ses biens, et menacé malgré sa situation conjugale. Il continuera à travailler sur les auteurs français,
Montesquieu et
Voltaire qu'il admire, mais aussi Rousseau et nourrira de ces lectures sa réflexion sur « le nazisme et sa phraséologie ».
L'ouvrage contient de nombreux rappels historiques sur l'Allemagne autour de la guerre, sur la progression des lois antisémites, sur les « évacuations » dont dès 1942 les juifs avaient compris qu'elles signifiaient extermination. Il souligne aussi l'angoisse causée par les destructions massives lors des bombardements des alliés, pas seulement à Dresde. Il nous décrit le quotidien d'un intellectuel persécuté, qui réfléchit sur son temps à travers sa vision de philologue : il travaille déjà à son ouvrage principal, « LTI », qui sera publié en 1947, donc en Allemagne de l'Est. Et explique finalement les réticences de
Klemperer qui voit ses collègues sympathisants nazis réintégrés dans leurs postes et reconnaît dans le langage soviétique beaucoup de caractéristiques de la LTI. La partie librement biographique nous présente quelques exemples de l'analyse de
Klemperer sur la langue du 3e Reich. On y découvre ses réflexions par exemple sur la question du romantisme allemand auquel
Klemperer impute une partie de l'idéologie nazie. Frédéric Jolyy distingue un romantisme allemand encore européen et un romantisme teuton qui refuse le monde. À ce dernier, le nazisme emprunte au moins un vocabulaire de rupture souligné par
Klemperer, qui remarque la vision d'une « Europe germano-nordique entièrement « purifiée de son legs romain et chrétien » par l'idéologie nazie.
Frédéric Joly propose ensuite un ensemble de réflexions sur l'héritage de
Klemperer. Il aborde certaines dérives de notre langage qui est influencé par la pensée économique comme la LTI l'était par une vision mécaniste, et qui conduit à la défiance des populations. La question de la vérité est centrale, avec une référence admirative à Nathan le Sage de Gothold Ephraïm Lessing (La recherche de la vérité est plus importante que sa possession). Comme sous le nazisme, beaucoup de discours sont encore centrés sur les opinions et non sur les faits.
Cet essai est facile à lire, même si son foisonnement de références donne un peu le vertige quand on est comme moi loin des cercles universitaires et intellectuels. La biographie de
Klemperer fait frissonner. Je recommande chaleureusement ce livre, ne serait-ce que parce qu'il donne furieusement envie de découvrir
Klemperer (évidemment), mais aussi des auteurs que j'aurais dû lire (
Mona Ozouf, Gothold Ephraïm Lessing ,
Leonardo Sciascia,
Hannah Arendt,
Elias Canetti,
Ernst Bloch,
Walter Benjamin,
Georges Bataille...), et d'autres que je connais mais qu'il éclaire (
Thomas Mann,
Ernst Jünger,
Paul Valéry,
Franz Kafka).
J'ai été légèrement déçu que
Frédéric Joly ne décode pas pour nous le langage d'un président des USA à la perruque de renard, ou celui des réseaux dits sociaux : ce seraient des sujets pour un prochain ouvrage. J'ai aussi beaucoup aimé ce qu'il dit de la langue, par exemple dans le
journal de
Gide opposé à ceux de Kafka ou
Klemperer, et j'ai seulement regretté de ne pas y trouver davantage d'exemples des analyses de LTI : décidément, il faut aussi lire cet ouvrage essentiel.
PS : inquiet de ne pas publier à temps cet avis, j'ai oublié que je voulais remercier Babelio et les éditions Premier Parallèle pour l'envoi de ce livre, dans le cadre de Masse Critique. Je profite de cet ajout pour dire que le catalogue de cet éditeur contient des morceaux bien appétissants.