Coup de gueule d'autant plus percutant et jubilatoire qu'il est poussé avec l'intelligence d'un écrivain (elle parlait d'elle au masculin,
Flaubert qui l'admirait l'appelait « cher Maitre », il est vrai que le féminin voudrait dire autre chose), d'une artiste, enfin d'une femme qui a déjà voyagé.( et les
voyages à cette époque sont limites dangereux) Eh, oui,
George Sand était allée en Espagne quand elle était petite, à Chamonix, à Venise avec
Musset, et elle part passer un hiver au soleil avec Chopin. A Majorque.
De Chopin, il n'en sera pas question, à part « le malade », « l'un d'entre nous était malade», « quelqu'un dans ma famille était dangereusement malade » ou pire « l'autre » ou pire encore, combien a coûté le pianino de Pleyel en droits de douane. En fait, l'autre est malade, les Majorquins veulent éviter la contagion, les médecins lui prédisent la phtisie et une mort prochaine, et George (sans s) se voit transformée en infirmière. Peut être a t elle donné cette image pour contredire sa renommée de femme fatale, peut être, ce que je crois, en a t elle eu par dessus la tête d'un amant faiblard, geignant, à charge , d'autant qu'elle veut écrire, même si , de ça non plus, elle ne parle pas, ou plutôt, nous dit qu'elle n'en parlera pas, c'est différent .
Mais l'essentiel est ailleurs : C'est qu'elle a pour but un livre de
voyages, elle s'est donc documenté, a beaucoup lu, et fait état de ces notes.
Pourquoi voyagez vous demande- t- elle au lecteur ? Saluons au passage le procédé littéraire inventif, et la réponse (notre réponse qu'elle imagine)qui ne l'est pas moins : « nous voyageons, ou plutôt nous fuyons, car il ne s'agit pas tant de voyager que de partir, entendez vous ? Quel est celui qui n'a pas quelque douleur à distraire ou quelque joug à secouer ? Aucun. »
Et puisqu'elle pose la question, je dirai que c'est pour découvrir d'autres façons de vivre et des merveilles d'autres pays. Que répondrais tu, George ?
Ceci posé,
George Sand décrit l'accueil que les Majorquins leur ont fait, à elle, à l'autre et aux deux enfants. Déplorable.
D'abord, le pain est détestable alors qu'il y a beaucoup de blé.
Le mythe du bon sauvage ne résiste pas à l'épreuve de la réalité. « Il n'y a rien de si triste ni de si pauvre au monde que ce paysan qui ne sait que prier, chanter, travailler, et qui ne pense jamais. »
Le voilà, le coup de gueule : l'ineptie, l'imbécilité, dit Sand, des Majorquins. Et leur paresse. Grâce aux traditions arabes, ils pourraient avoir de la bonne huile d'olive, mais non, elle est « rance et nauséeuse ».
Ils sont avides et menteurs, voleurs et méchants.
Pourquoi ? parce qu'ils sont pauvres.
Pourquoi ? parce qu'ils sont exploités
Pourquoi supportent ils ? parce que la religion les maintient en état d'infantilisme
Pourquoi prient ils ? parce qu'ils sont superstitieux et moutonniers. Lorsque les couvents de moins de 12 moines pouvaient être, par la loi Mendizabal, détruits, cette destruction se fit avec « une impulsion mystérieuse et soudaine, un mélange de courage et d'effroi, de fureur et de remords.»Mais n'a pas éteint une foi illettrée et fanatique.
Pour elle à qui la grand mère a inculqué la philosophie des Lumières, et future adepte des idées socialistes, découvrir cette pauvreté de pensée et cet asservissement consenti est inimaginable. L'humanité n'a pas connu partout la même évolution, et ils grandiront, dit elle ; même si pour l'instant ils sont inhumains, ils changeront.
Et puis les aristocrates par vanité entretiennent sans les payer à peine, une suite de serviteurs « sales fainéants des deux sexes », qui végètent et s'incrustent, privant ainsi le pays de main d'oeuvre utile, et s'habituant à ne rien faire.
Ne jamais montrer un peu de désagrément devant un espagnol, dit elle. Tous vous diront : « cette maison est la tienne », mais gardez vous bien d'accepter, fût-ce une épingle, car ce serait une indiscrétion grossière. » Bien sûr, l'intérieur des maisons est tellement pauvre, les constructions sommaires car « ils ne vont pas vite et manquent d'outils et de matériaux. le Majorquin ne se presse pas. La vie est si longue ! »
Un autre tic en parole est, devant chaque problème, d'émettre « Mucha calma », gardes ton calme.
Les Majorquins jamais non plus ne reconnaissent les inclémences accidentelles mais sérieuses de leur climat, vent, pluies ou froid, par illusion ou par fanfaronnade.
Curieusement, ces trois traits du caractère hispanique sont toujours vrais de nos jours, merci George. No te preocupes.
George Sand est prête à entendre qu'on lui dise le contraire. Elle aimerait se tromper. Et d'ailleurs, pourquoi un récit de voyage devrait il être idyllique, au mépris de la vérité ?
Heureusement, il y a les paysages somptueux. Dignes d'un artiste. Et elle convoque, autre procédé littéraire inventif, Théodore Rousseau, Corot, et son cher Eugène, qu'elle connaît depuis longtemps en leur décrivant les paysages qu'ils pourraient peindre. Elle se fait chef d'orchestre sublime et imaginaire de ces beautés colorées qu'ils devraient interpréter. C'est en grande artiste qu'elle met en scène les oliviers dont on a du mal à se souvenir que ce sont des arbres, et non des monstres fantastiques, dragons énormes, reptiles noueux, tordu, bossu. Et elle conclut que la splendeur du paysage, les pierres, le ciel pur, la mer azurée, les arbres les fleurs et les montagnes ne suffisent pas à l'homme qui a besoin de ses semblables.
Bien sûr elle a écrit non pas pendant que l'autre composait ses Préludes, mais deux ans après, n'importe : ce chef d'oeuvre non seulement d'écriture mais aussi de pensée, avec une musicalité qui se déroule, un rythme pianoté et des mots choisis, développe et amplifie la splendeur des paysages de Majorque, et aussi l'analyse d'une société pas encore arrivée à l'âge adulte.
Les citations parleront mieux que moi. Chaque page est remplie de ces morceaux et malheureusement je ne peux tout citer de ces phrases tellement harmonieuses, une langue cadencée, une réflexion tellement fine que je te demande pardon, ma George, ta pensée m'a tellement plu et je me vois incapable de l'expliquer vraiment. Ainsi que tu le dis si bien, néant des mots.