Voici probablement l'une des intrigues les plus exaspérantes jamais imaginées par
Simenon. le titre évoque l'hospice mais signalons tout de suite que les vieillards ici évoqués vivent tous ou presque dans des quartiers plutôt huppés de la capitale, ne redoutent rien (et n'ont jamais rien redouté) pour leurs vieux jours et ont évolué (et évolueront jusqu'à leurs mort pour les survivants) dans un milieu qui conjugue la haute aristocratie au monde diplomatique. C'est d'ailleurs un coup de téléphone adressé directement au supérieur de
Maigret par un secrétaire du Quai d'Orsay, un certain (et très jeune) M. Cormières, qui donne le la à cette valse nostalgique, au creux d'un passé et d'un monde disparu ou sur le point de s'éteindre, à laquelle
Maigret doit accepter de participer.
Le défunt, le comte de Saint-Hilaire - soixante-dix-sept ans si mes souvenirs sont bons - a été découvert, le crâne fracassé, dans le salon de son hôtel particulier, rue Saint-Dominique, par sa vieille gouvernante, Jaquette Larrieu. La balle mortelle était entrée dans l'oeil droit mais, ce qui est assez curieux surtout si l'on songe à une préméditation éventuelle, c'est que deux ou trois autres balles ont été tirées ensuite sur le corps alors que la mort instantanée ne nécessitait pas pareil acharnement. En outre, il n'y a aucune empreinte et les douilles de l'automatique - un 7.65 - ont disparu. Un assassin qui prémédite et s'acharne à la fois, voilà qui est bien rare. Y en aurait-il deux par hasard ? Mais qui ? de l'avis quasi général, le comte de Saint-Hilaire n'avait aucun ennemi et la parution de deux volumes de "Mémoires" - il travaillait sur le troisième - n'avait révélé aucun secret d'Etat ... Après avoir, "bien que la politique n'ait assurément rien à voir avec cette mort", profondément embêté
Maigret en fouillant à droite et à gauche, le jeune et distingué M. Cromières finit donc par s'éclipser, abandonnant l'Identité judiciaire et le Parquet à l'accomplissement de leur macabre besogne.
Jaquette, elle, un peu plus jeune que Saint-Hilaire (mais vraiment de très peu), Jaquette, elle, demeure, bien entendu, couvant l'intégralité du personnel policier et judiciaire d'un regard qui annonce clairement que, pour elle, il n'est pas impossible que
l'assassin se soit glissé parmi ces envahisseurs. de toutes façons, elle est formelle : avant d'aller se coucher la veille, elle n'a introduit personne chez monsieur le Comte et celui-ci ayant été retrouvé vêtu de sa robe de chambre noire, il devait, à coup sûr, connaître son assassin car jamais il n'eût accueilli en simple robe de chambre un (ou une) parfait (e) inconnu (e).
Jaquette parle peu, foudroie
Maigret des yeux et de répliques dans le style : "Ca ne vous regarde pas !", bref, offre l'archétype du témoin épouvantable, celui que tout policier digne de ce nom a appris à redouter puisqu'il lui cache plus de choses qu'il ne lui en apprend. Que cette comédie de froide dissimulation ait en soi de l'importance ou non pour l'affaire ne joue pas puisque, ce faisant, ces témoins pour le moins malveillants ralentissent surtout l'enquête - et en sont fiers, avec ça.
Néanmoins, petit à petit,
Maigret commence à débrouiller l'écheveau d'une incroyable et platonique histoire d'amour entre le comte défunt et une jeune fille appartenant par la naissance à une des plus grandes familles de l'aristocratie française, Isabelle, devenue par son mariage princesse de V ... - le nom est encore plus connu. Par un hasard étrange, il se trouve que le prince de V ... était mort dans un accident de cheval deux ou trois jours avant que le comte ne décédât à son tour. Ainsi s'achève une romance bien connue du Tout-Paris depuis les années 1910 et s'éteint, pour la princesse, l'espoir de concrétiser le rêve doré de sa jeunesse depuis longtemps envolée et sacrifiée à un mariage de convenance : jamais elle ne sera la comtesse de Saint-Hilaire puisque tel était le projet que les deux amoureux, vieillis mais fidèles l'un à l'autre, n'avaient cessé d'entretenir depuis des lustres, au vu et au su du prince de V ... et de la plupart de leurs amis et relations.
Au fur et à mesure qu'il avance dans cet univers bien-élevé, raffiné et feutré,
Maigret a bien de la peine à garder son calme. Tout l'irrite, y compris la princesse Isabelle - "Isi" comme l'appellent encore tous ses amis - et il se demande si ce ramassis de vieillards raffinés, dont les enfants quinquagénaires sont au courant des frasques, platoniques et autres, appartient à la réalité. Tous sont trop beaux en quelque sorte pour être honnêtes.
... Et pourtant, nous finirons par apprendre que, de la princesse de V ... à Jaquette, tout ce petit monde rayonnait en effet d'honnêteté et d'une certaine forme de loyauté.
Simenon nous donne ici le portrait d'une société qui exclut les parvenus et qui a précieusement conservé certaines valeurs ancestrales. A l'exception de M. Cromières et d'Alain Mazeron, neveu du défunt - qui, d'ailleurs, faisons-le remarquer au passage ne portent ni l'un ni l'autre la particule - tous s'expriment et se comportent avec la simplicité des authentiques aristocrates. Leur raisonnement, leur logique eux aussi témoignent d'une simplicité similaire et d'une rectitude qui est plus un art de vivre qu'autre chose. Ils doivent agir ainsi et si le monde extérieur ne comprend pas grand chose à leur comportement, peu importe : à chacun sa place, à chacun ses devoirs et ses droits.
Simenon joue à fond sur l'exaspération de
Maigret qui, nous le savons tous, aime à comprendre et qui, ici, a bien du mal à le faire. La courbe de cette exaspération est fluctuante selon qu'il sympathise ou, d'un seul coup, conçoit l'impression qu'on se raille de sa gaucherie, du fait qu'il ne fait pas partie des "initiés." le fait que ses souvenirs d'enfance et l'admiration et le respect qu'il vouait jadis au compte et à la comtesse de Saint-Fiacre, dont son père était le régisseur, remontent à la surface, était couru d'avance, et le handicape lourdement car il a l'impression que cela le paralyse ou occulte la vision qu'il pourrait avoir de certains faits.
Un
Maigret au titre intrigant mais qui assure. Personnellement, vous avez dû le remarquer, je les lis dans l'ordre de parution, ce qui fait que, par la force des choses, je suis parfois déçue. Mais je l'ai été bien rarement et j'avoue que je relirai avec plaisir ce "
Maigret & les Vieillards", lorsqu'en viendra le temps. Si ce que j'ai pu vous en dire vous intéresse, n'hésitez pas de votre côté à venir nous donner votre avis : c'est avec un grand plaisir que nous vous lirons. Bonne lecture ! ;o)