Varsovie est sous le joug du grand Empire Russe.
Keila la Rouge, flamboyante de ses cheveux roux et porteuse du passeport jaune des prostituées, se voit enfin « offrir » la proposition de mariage de Yarmy, Yarmy la Teigne. Sa chance dépasse l'entendement, et elle le sait. Mais enfin, un « signal est envoyé à toutes les putains de Varsovie, afin qu'elles n'abandonnent pas l'espoir qu'il leur en arrive autant, preuve que l'amour régnait encore sur le monde ».
Ce début fait rêver. le roman est solide. Solidement posé dans cette époque où il fait bon fuir en Amérique, et que l'on exporte les femmes comme on importe des bananes à travers l'Océan Atlantique.
Keila répètera ses efforts pour utiliser ses économies afin de se construire un avenir digne « d'une bonne fille juive ». Elle fuira ainsi la pègre, souhaitant hardiment expier tous ses péchés. Elle se tournera dans un élan d'espoir vers la religion, car il est bien connu qu'à cette époque les rabbins portent en leur coeur toutes les putains. Alors elle sera à la fois utilisée, violée, aimée, abandonnée, reniée et peut-être, nous voulons y croire, enfin sauvée.
Tous les personnages du roman, par ailleurs, semblent être déchirés intérieurement, capturés par leurs destinées, emprisonnés dans un monde qu'ils ne peuvent contrôler malgré la hargne ou la dévotion. Une dualité, caractéristique des romans de Singer, les habite. « Dois-je être croyant et bon, juste et pieux ? », semblent-ils demander, « ou alors puis-je assouvir mes besoins et pulsions, instaurant ma voie selon mes désirs ? », semblent-ils espérer. Dieu ne leur apportera pas les réponses. Leur quotidien non plus. L'Amérique, qui sait…
Dans ce roman, paru en feuilletons et dont l'existence était connue, quelque peu oubliée, on assistera à la banalité avec laquelle étaient pensées les femmes, surtout les prostituées qui ne pouvaient s'en prendre qu'à elles-mêmes. On ricochera d'histoire en histoire avec Keila pour fil rouge, les autres personnages se la passant comme une vulgaire chaussette, et l'on bondira parfois d'énervement si l'on est quelque peu sensible à la prison que peuvent être les autres. Pas seulement les simples hommes et ceux de foi, mais aussi les femmes, qui plutôt que de compatir, arpentent un « chacun sa merde » de l'époque, qui peut être encore tellement d'actualité.
Un roman qui ensorcelle par sa légèreté apparente, pourtant si cru, et qui agace. Teinté d'une certaine amertume, il « n'est pas fait pour endormir le lecteur mais pour qu'il saute de son lit et qu'il coure en caleçon taper sur la gueule de l'auteur », comme en jugeait
Bohumil Hrabal des bons livres.
Un très bon livre, donc. Une édition qui fait plaisir et donne aux lecteurs de ce prix Nobel de 1978 une nouvelle occasion de le découvrir, les consolant du silence qui suivit la disparition d'
Isaac Bashevis Singer, en 1991.
Une histoire d'outre-tombe est parue. Elle amène des sujets d'actualité. Elle ne prône peut-être pas l'amour, mais elle semble nous demander de nous respecter les uns les autres, dans la mesure du possible. Ce possible qui, pourtant, n'est pas si inatteignable. Voire pas du tout, si l'on admet que le nombril est juste un trou.
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