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EAN : 9782290364093
384 pages
J'ai lu (06/09/2023)
3.92/5   130 notes
Résumé :
Au seuil des Corbières, les Testasecca habitent un château-fort fabuleux, fait d’une multitude anarchique de tourelles, de coursives, de chemins de ronde et de passages dérobés.

Clémence, dix-sept ans, bricoleuse de génie, rafistole le domaine au volant de son fidèle tracteur ; Pierre, quinze ans, hypersensible que sa sœur protège d’un amour rugueux, braconne dans les hauts plateaux ; Léon, le père, vigneron lyrique et bagarreur, voit ses pouvoirs déc... >Voir plus
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sur 130 notes
Sur les contreforts des Corbières, à une vingtaine de kilomètres de Carcassonne, se dresse dans un décor sauvage le château de de Montrafet, un château en piteux état. Pour y accéder depuis le plus proche village, Palaja : un chemin de gravier.
Ce château fort fabuleux, classé, fait d'une multitude anarchique de tourelles, de coursives, de chemins de ronde et de passages dérobés appartient aux Testasecca depuis des générations, mais il est un véritable gouffre financier et tombe peu à peu en ruine, la famille n'arrivant plus à l'entretenir.
Quand un arrêté de demeure en péril frappe le château et que la famille risque d'être expulsée, les parents, Léon « le Minotaure » et Diane « la princesse », tout comme leurs enfants Clémence « la bricoleuse de génie », 17 ans et Pierre « le baron perché », 15 ans feront tout pour sauver ce domaine qui est leur fierté, qui représente toute leur vie et pour lequel ils sont prêts à tout.
C'est une véritable tragédie en cinq actes qui va se jouer, avec une ambiance qui va aller crescendo.
Cette saga qui raconte comment une famille désargentée met tout en oeuvre pour sauver ses racines, sa raison de vivre est une véritable épopée baroque. La nature avec ses hordes de chevreuils, la forteresse avec ses remparts, son donjon et sa tour carrée, le tout plus ou moins de guingois, la mine d'or d'Izambar, le tracteur Hyperélectreyon sont autant d'éléments qui mêlent le réel au fantastique pour notre plus grand bonheur, d'autant que se greffent sur ce décor fabuleux, les « synagries », ces démones invisibles qui habitent sur les pics des Corbières. Loghauss, l'une d'elles semble même avoir été nouée au destin de Pierre de Testasecca.
Pour ce qui est de l'assaut final, l'auteur nous en offre une vision dantesque !
L'attachement à la terre et aux racines, la relation fusionnelle entre le frère et la soeur, l'amour qui unit la famille, les sentiments d'amitié et de trahison, la menace de l'environnement par les promoteurs avides de rentabilité ramènent le lecteur à la réalité.
Avec Les Contreforts, Guillaume Sire nous offre une légende du temps jadis, actualisée. Il nous fait rêver avec ses envolées descriptives de la terre de son enfance qui sont d'une rare beauté. La résistance dont vont faire preuve nos protagonistes peut parfois sembler burlesque et d'un autre temps et pourtant on ne peut que saluer leur détermination pour préserver les valeurs auxquelles ils sont tant attachés, principalement, leur dignité.
Les Contreforts de Guillaume Sire peut être qualifié de roman un peu déjanté mais ô combien savoureux et poétique. Dès les premières lignes, j'ai été emportée par ce conte au style flamboyant.
Avant la longue flamme rouge, son roman précédent, qui mettait en scène Saravouth, véritable héros anonyme de la guerre du Cambodge, avait obtenu de nombreux prix dont le Prix Orange du livre 2020. Ce livre m'avait particulièrement marquée et enthousiasmée. Avec cette saga au style vif et envoûtant sur un sujet absolument différent, Guillaume Sire a su m'enchanter à nouveau avec talent.
Un excellent moment de lecture !

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À une vingtaine de kilomètres de Carcassonne se trouve un château fort où habitent les Testasecca. le père Leon appelé le Minotaure, la mère Diane et leurs deux enfants, Clémence et Pierre.

Là-bas les enfants ne vont pas à l'école, les parents ne travaillent pas. Ce petit monde ressemblerait à un conte de fée si la propriété n'était pas mise en périls. le château est dans un piteux état et si les Testasecca ne trouvent pas les fonds pour le remettre en état, ils risquent l'expulsion.

S'engage alors un combat de tous les dieux au sein de cette famille pour sauver ce patrimoine. À côté de cette vaillance et amour des leurs, on assiste au soulèvement de la nature qui semble elle aussi crier sa rage et sa peine.

Il y a dans ce roman une ferveur romanesque époustouflante. L'écriture est pleine, ronde, sophistiquée et envolée à la fois. L'ambiance monte crescendo pour nous servir des scènes et images à couper le souffle.

Je sais que ce roman séduira moult lecteurs car ce roman est brillant et maîtrisé à la perfection. J'ai déploré néanmoins, surtout début du livre un vocabulaire un peu trop complexe pour moi. Les termes techniques et moyenâgeus autour du château fort (mâchicoulis, fleurine, encorbellement, arbalétriers, faîtage,…) fourmillent et ont rendu ma lecture souvent ardue. L'auteur nous offre une fiction où l'art architectural imprègne chaque page. Ce château se vit tant il est décrit avec précision.

Ce bémol est tout à fait subjectif et personnel et je ne doute pas du succès de ce livre qui je le répète détient une puissance romanesque qui vaut le détour.

J'ai laissé décanté cette lecture avant de poser ma chronique. Constat sept jours plus tard : ce roman me hante encore…
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Dans les Corbières, le château des Testasecca succombe de jour en jour davantage aux outrages du temps. Ses propriétaires, ruinés, sont au bord de l'expulsion. le flamboyant père vigneron, Léon, a beau se draper dans sa superbe et multiplier les coups de poing au village, la mère Diane jongler de son mieux avec les dettes qui plombent les comptes, leurs enfants Clémence et Pierre, dix-sept et quinze ans, se rendent bien compte que leur situation est aussi périlleuse que celle de leur fabuleuse forteresse. Pour autant, pas plus que leurs parents, la fille qui, comme un homme, s'attèle avec résolution aux travaux de gros oeuvre les plus urgents, et le fils, braconnier dans l'âme, qui connaît comme sa poche les hauts plateaux alentour, ne sont prêts à se laisser chasser de leur ancestral repaire. Et s'il le faut, c'est un comité armé qui accueillera huissiers et gendarmes…


Posséder un château n'est pas une sinécure. Qui plus est une forteresse follement campée sur les contreforts montagneux du massif des Corbières, dans le paysage âpre d'une nature sèche et sauvage, à l'austérité aussi ingrate que menaçante. Car, au-delà des tracasseries financières et des appétits immobiliers sur le point de leur donner le coup de grâce, c'est d'abord l'inexorable attaque du temps et des éléments que les Testasecca affrontent dans un combat inégal et perdu d'avance. La nature des Corbières devient un personnage à part entière, magnifique mais dangereux, car doté d'une puissance imparable, imprévisible, qui, lorsqu'elle s'acharne, réveille craintes, superstitions et antiques croyances.


Parfaitement réaliste quant à son versant humain, où une poignée d'êtres anticonformistes voient leur liberté rognée peu à peu par le triomphe d'un matérialisme normatif symbolisé par le bitume et le béton, la narration verse dans la magie du conte lorsqu'elle évoque fantastiquement, comme en écho au souvenir des perceptions d'enfance de l'auteur, la fabuleuse architecture du château-fort, de terrifiants orages et de dévastateurs incendies de forêt, une faune effrayante et de maléfiques créatures cachées dans les replis de la montagne. Ne reste au lecteur qu'à lâcher prise et à se laisser porter par l'écriture magique de Guillaume Sire, qui, d'une manière qui m'a évoqué Franck Bouysse, sertit la noirceur de son histoire dans des phrases d'une beauté lumineuse lorsqu'elles évoquent son cadre naturel, et, comme dans Buveurs de vent, joue des symboles et du conte pour exprimer la rébellion contre un monde sclérosant. Une résistance qui se teinte d'ailleurs ici d'une touche de subversion, dont on pourra retrouver un écho chez Edward Abbey et les scènes de sabotage de son Gang de la clef à molette.


Dans un registre très différent d'Avant la longue flamme rouge, récit haletant et bouleversant d'une histoire vraie, ce conte symbolique, qui oppose une nature vengeresse à la cupidité suffisante d'hommes persuadés de l'avoir domestiquée, réinvente étonnamment le talent de Guillaume Sire. S'y révèle notamment une nouvelle facette, particulièrement esthétique, de sa plume. Nouveau coup de coeur pour cet auteur.

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La vie de château en ruine.
De nos jours mais hors du temps, le baron de Testasecca et sa petite famille tentent de sauvegarder le patrimoine familial, un château qui fait son âge, isolé dans les Corbières. Des rêves plein la tête mais les poches vides, menacés d'expulsion et pressurisés par des promoteurs immobiliers sans scrupules, ils vont rentrer en rébellion et se retrancher dans leur domaine. de bons réfractaires gaulois comme je les aime. Les gendarmes auraient dû rester à Saint-Tropez.
La faune locale se mêle à la partie avec une invasion inexpliquée de chevreuils qui ravagent les cultures.
Le combat est inégal, la vie s'écroule au même rythme que les murs du château mais les causes perdues sont les plus belles. Pot de terre contre pot de fer, David contre Goliath, le PSG contre le Réal de Madrid, ODP31 contre les kilos en trop, Fort Alamo : chacun ses combats.
Le casting familial est une réussite. le baron, Léon, a le sang aussi chaud que bleu. Bon vivant, force de la nature, il abuse de ses poings et du vin. Un gargantua à particule. Son épouse, Diane est une ancienne parisienne devenue châtelaine. Elle a la tête sur les épaules et tente de sauver les meubles. Une pragmatique sans accent. Clémence, 17 ans, est la vraie héroïne du roman. Révoltée par nature, guerrière dans l'âme, reine de la bidouille, elle est capable de transformer un tracteur en engin de guerre, façon Mad Max du recyclage. Pierre, 15 ans, est un contemplatif qui brille dans le braconnage. A défaut d'ami, il fréquente les légendes et entretient les superstitions locales. Quand ils ne sont pas poètes, ceux qui parlent aux fées passent souvent pour les idiots du village.
Ce roman de Guillaume Sire est une petite merveille. Il est impossible de résister au charme des personnages. La nature aride et venteuse des Corbières offre en plus un décor de western à l'aventure. Il ne manque que la musique d'Ennio Morricone.
L'attachement viscéral des personnages à leur terre est magnifiquement décrit. C'est comme si l'auteur avait écrit son livre sur les murs du château. de façon subtile, Guillaume Sire s'attache à défendre les différences, les gens qui sortent du cadre, libérés du poids des normes. Mais à quel prix ? L'effort contre les forts sur les contreforts.
Je ne peux que conseiller ce roman qui est aussi un bel hommage de l'auteur aux paysages de son enfance. Lecture à coupler aussi avec une visite du massif des Corbières… avec quelques dégustations de vin pour mieux ressentir la magie des lieux.
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Qu'est-ce qui n'est pas impossible ?

Telle est la devise, plutôt surprenante, des Testasecca, illustre famille dont un ancêtre, le capitaine Clodomir a combattu en hurlant à ses soldats « tenir est impossible, mais je vous le demande, mes amis, je vous le demande au nom de Dieu, de la France et de l'Empereur : qu'est ce qui n'est pas impossible ? »

Bon sang ne saurait mentir, quand un notaire véreux associé à un promoteur et à un maire affairiste, vole pour une bouchée de pain, la propriété délabrée et jugée en état de péril, Léon, le père, Diane, la mère, Clémence et Pierre, les enfants, secondés par Bendico, le chien, vont tenir les Contreforts, en tentant l'impossible, armés d'un tracteur Hyperélectreyon, véritable char d'assaut, soutenu par une infanterie dotée de cartouches aux germes de blé !

Epopée à la Raspail, glorifiant les héros de la lignée, la baronne Mahault, Izambar le Magnifique, Eugénie, Piotr, dans le décor sauvage et superbe des Corbières, au milieu d'une faune conquérante et d'une flore tantôt agressive, tantôt apaisante.

S'appeler tête sèche n'impose pas d'avoir le gosier sec et ces pages sont allègrement arrosées de Corbières, Cabardés, Malepère, Minervois et autres crus et potions magiques, dégustés en appui de gibiers prélevés pour sauvegarder les récoltes et les vignes. Un festin appétissant !

Ce roman m'a séduit avec ses personnalités emphatiques (fonctionnaires et gendarmes inclus), un scénario addictif, bouleversant, mortel, et une prose poétique, musicale, onirique. Un authentique bonheur qui nous plonge dans une France anticonformiste aussi éternelle que fabuleuse.

Qu'est ce qui n'est pas impossible à Guillaume Sire ?
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Citations et extraits (29) Voir plus Ajouter une citation
— Léon n’est pas rentré ? demande-t-elle.
Elle ne partira pas à sa recherche. Elle lui a trop couru après dans les bistros, les cliniques, les fossés ; cette fois, elle préfère attendre qu’il revienne à Montrafet par ses propres moyens, avec comme d’habitude un œil poché, de l’eau gazeuse, la conscience en charpie, du mercurochrome, l’œsophage brûlé à l’armagnac et, partout, des Tricosteril.
— J’ai essayé de l’appeler, mais son téléphone est éteint, dit Diane en déposant ses papiers sur une console du vestibule, à côté d’une paire de lance-fusées Second Empire et d’une dizaine de cartes à jouer : les atouts d’un jeu de tarot, illustrés à la manière de Jérôme Bosch.
Sur le trois, un paon à visage humain enferme une nonne dans un four à pizza. Qui a posé ces cartes là en désordre ? Quel esprit malin est venu jouer pendant la nuit ?
— On a essayé aussi, dit Clémence. On a laissé un message.
— Il ne l’écoutera pas.
— On devrait aller le chercher, dit Pierre.
Diane balaie l’air avec sa main, puis replace ses cheveux sous la barrette en bois qu’elle peine à refermer.
— C’est inutile. Il a dû profiter de son rendez-vous à la chambre pour voir des amis, ou faire un esclandre, comme la dernière fois, parce que le vin n’était pas servi à température. On sait, hein, de quoi il est capable.
— Mais maman, insiste Pierre, il lui est peut-être arrivé quelque chose…
— Ne t’inquiète pas.
— Si tu me prêtais la voiture, suggère Clémence, je pourrais…
— C’est hors de question. Tu n’as pas ton permis ; tu l’auras comme tout le monde à dix-huit ans. D’ici là, je t’interdis de conduire. Je sais que tu l’as prise l’autre jour, lorsque j’étais chez les Jonquères avec la camionnette, j’ai vu la jauge, et quand je suis rentrée le capot était tiède.
Dimanche dernier, Clémence a passé la journée à Port-la-Nouvelle avec Sophie, Rachtouille et deux copains de Lézignan : Lionel et Alexandre. Comme aucun d’entre eux n’avait de voiture, elle a proposé d’emprunter celle de sa mère en douce. Pierre n’a pas voulu les accompagner ; les gars de Lézignan se moquent de lui quand ils le voient. D’ailleurs, dimanche dernier, lorsque Lionel a prétendu qu’il était « à côté de la plaque », Clémence lui a fourré sa glace à l’italienne dans l’œil, et lui a pincé le nerf de la cuisse, en le prévenant que, s’il parlait encore une fois de son frère de cette façon, elle lui ferait avaler tout le sable de la plage ; elle sentait le nerf rétrécir sous ses doigts, le pauvre Lionel hurlait de douleur.
— Ce n’est pas ce que tu crois, maman, en fait, j’ai…
— Je ne veux pas savoir. Il n’y a aucune raison valable. Je ne veux plus que tu prennes ma voiture, est-ce que c’est clair ?
Clémence fronce les sourcils. Autrefois, sa mère leur passait tout ou presque. Chaque enfant du village rêvait d’en avoir une qui fût aussi libérale. Mais depuis quelques mois, Diane est plus dure, ne veut plus jouer, et ne veut plus s’asseoir près de la cheminée, après le repas, pour « débriefer » ; elle n’éclate plus de rire, ou à peine, lorsque Léon se lance dans un de ses récits rabelaisiens.
— Est-ce que c’est clair ? répète-t-elle.
— Très clair.
Pierre jurerait avoir vu une carte du jeu de tarot, le quatre, s’animer : un moulin, une dame en amazone sur une jument palomino, une ombrelle et des feuilles mortes.
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Acte I
Pierre passe sous l’aine, et enfonce le couteau au renflement du croupion dont il tient écartés les bords caoutchouteux. Il y a encore quelques heures, ce perdreau volait dans la campagne à la recherche d’une femelle avec qui partager son nid de paille et de boue beurrée. La chair cède. Les vaisseaux s’entortillent autour de la lame. Les entrailles apparaissent : le foie couleur guimauve, le cœur dans un liquide délié, la graisse cireuse, l’intestin, la vessie aux reflets grenadine. Pierre extirpe ensuite les poumons qui ont l’air chacun d’être le cœur d’un animal plus grand et, surtout, moins mort.
Il scrute l’horizon, au-delà de la ligne en pointillé des remparts et des casemates d’où il guettait dans l’enfance le passage des bêtes rousses. Des guirlandes de nuages retiennent le soleil. La terre, crayeuse, émet des radiations compactes. Les moustiques tigres frétillent sous les chardons. Ils organisent des guets-apens autour de la meule sur laquelle chaque matin, Diane, la mère de Pierre, installe une carafe de jus de citron et une soupière de café. Plus bas, c’est le froufrou des chênes verts et des câpriers. La symphonie en ré mineur des crapauds. Prudentes, les rainettes se tiennent à un mètre de leurs cousins, prêtes à s’enfuir au cas où il prendrait à l’un d’entre eux l’envie d’un hors-d’œuvre plus consistant qu’un ventricule de moustique ; elles pataugent dans la vase pâle.
Pierre ouvre la lucarne du long couloir. En levant les yeux, il aperçoit, sur le plâtre et les pierres rebondies de la tour carrée, les lacérations du point du jour. Loghauss, la démone, est réveillée…
Clémence, sa grande sœur, entre, accompagnée du chien Bendicò. Elle porte une veste bleu marine, col en velours, intérieur écossais, ouverte sur une chemise d’officier, et avec ça une culotte de cheval et des bottines terre de Sienne. Sa peau est rougie par endroits. On dirait une ancienne femme des forêts sous une frange Grand Siècle. Sourire imperméable, en demi-parenthèse… Elle cherche un objet sur les étagères. Trois rondelles métalliques tombent dans un bruit de machine à sous. Elle ne les ramasse pas. Enfin, elle déniche le tournevis cruciforme, au manche coudé, qu’elle cherchait.
S’il devait décrire sa sœur à quelqu’un qui ne la connaît pas, Pierre évoquerait un voilier en suspension à un ou deux mètres au-dessus de la mer, une mer trouble, noire, brutale – le voilier se déplacerait au milieu des oiseaux, des bulles d’écume, des blocs de glace, des épaves et des poissons volants.
Clémence ramasse les rondelles et les met dans sa poche, puis lui adresse un clin d’œil.
Après avoir plumé le perdreau, Pierre le passe au chalumeau. Il le disposera dans le congélateur avec des dizaines d’autres. Il referme la lucarne et essuie ses mains moites.
— La chasse a été bonne ? demande Clémence.
— Un perdreau, trois bécasses.
— Comment les as-tu prises ?
— À la croule, avoue-t-il en évitant le regard de sa sœur, qui n’est pas sans savoir que la chasse à la croule consiste à guetter le chant d’amour du roi des gibiers, et qu’elle est injuste pour l’oiseau qui volette en appelant de ses vœux la saillie reproductrice, mais rencontre, à la place, une volée de numéro sept.
— À la croule, fin avril ?
— Que veux-tu, nos bécasses sont romantiques.
Pierre en a suspendu une au-dessus du plan de travail. Clémence observe l’animal à l’œil rond de sorcier. Elle a toujours ressenti du respect mêlé de crainte, et d’un autre sentiment, une espèce de mélancolie, devant ce gibier au goût de prune confite dans la saumure. Elle les imagine, quelques secondes avant de mourir, anges bruns zigzaguant dans le crépuscule à la recherche de l’amour fou…
— Je devrais te dénoncer au garde-chasse, même si je crois que ce brave Arnoult est pire que toi.
— Attends un peu d’en manger une, tu verras.
Bendicò remue la queue, rendu impatient par le fumet du sang mélangé sur l’établi à la sciure de bois et aux plumes grillées. Pierre lui donne à lécher la lame du couteau.
Dans l’enfance, Clémence et lui avaient l’habitude de se réfugier dans ce couloir quand il pleuvait. C’était leur zone insubmersible. L’eau ruisselait sur les demi-lunes du rempart ouest et jouait sur la tôle des volets comme d’un xylophone détraqué. Pour l’accompagner, ils frappaient avec des louches de cuivre sur des faitouts bosselés. Parfois un autre bruit venait, un sac de grains renversé, une rafale ou un oiseau de nuit – une pipistrelle coincée dans un contrevent –, alors ils instruisaient des enquêtes féeriques. Un jour, ils conçurent un circuit d’un bout à l’autre du couloir : une bille d’agate devait rouler dans des demi-bambous et des tubas, puis basculer une javelle de trois cents dominos, dont le dernier actionnait un bilboquet et une boule de pétanque, emportée à son tour par un toboggan en toile de jute jusqu’à un manche à balai, qui tombait dans des spirales de corde, et renversait un fil à plomb sur l’interrupteur d’une lampe de chevet. Un autre jour, ils tracèrent des lignes au sol pour jouer à la pelote basque. Et une autre fois, Clémence inventa un parcours du combattant pour Bendicò. C’est dans ce couloir qu’elle démontra à Pierre que le fer a une mémoire : en chauffant un ressort qu’on a déplié, même après plusieurs années, il se remet en place. Pierre lui demanda si cela pouvait fonctionner en chauffant un tombeau – les souvenirs du mort remonteraient à la surface, on entendrait des voix, des rires au loin ; mais elle répondit que cela n’avait rien à voir, et il fut tellement vexé que Mamita leur grand-mère, en le trouvant deux heures plus tard près du grand escalier, déclara qu’il était « plus susceptible qu’une princesse illégitime ».
— Tu te souviens, demande Clémence, quand maman nous a installé une tyrolienne ?
— On atterrissait sur un champ de laine, la tête dans un polochon crevé.
— Même papa a essayé. Il riait tellement que j’ai cru qu’il s’étouffait.
Un linceul nuageux passe à cet instant devant le soleil, et arrache du fond de l’horizon de longues entraves roses et grises. Les ombres chinoises projetées par les créneaux sur les ravelins du rempart sud y laissent une fois disparues comme des traces de doigt.
— Papa est rentré ? demande Pierre.
— Non. J’ai essayé de l’appeler, mais son téléphone est sur répondeur. Il ne devrait plus tarder.
— Tu crois qu’ils lui ont dit non, à la chambre d’agriculture ?
— Bien sûr qu’ils lui ont dit non. Pourquoi voudrais-tu qu’ils acceptent de lui prêter de l’argent ?
— Et après, tu crois qu’il s’est bagarré ?
— Sans doute.
— Comment on va faire, Clém ?
— Il faudra trouver de l’argent ailleurs. On va se débrouiller. Maman a sûrement des idées.
Elle hausse les épaules, mais Pierre ne comprend pas ce que cela signifie.
— On devrait aller le chercher, tu crois pas ?
— Je vais voir ça avec maman, répond Clémence.
— Où est-elle ?
— La dernière fois que je l’ai vue, elle s’apprêtait à partir au Chaudron pour constater les dégâts. Figure-toi que les chevreuils ont défoncé les serres.
— Et les fraises ?
— Ils ont tout mangé, neuf kilos à peu près. Maman devait les vendre demain à Cazilhac. Le pire, c’est qu’elle a déjà payé sa place au marché. Ils ne la rembourseront pas.
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« De gros traits d’eau tombent tout à coup, et entrent dans la tour carrée par la fenêtre. On entend un coup de tonnerre, puis quelques secondes après un arc électrique tranche le ciel ruisselant.

Le château est une carène craquante. Pierre sent la tour balancer de gauche à droite. Il voit les autres osciller. Les mâchicoulis roulent-boulent dans les vignes et les rosiers morts. Les éclairs pétaradent à qui mieux mieux. Le ciel sera bientôt entièrement à vif. Pierre voit les premières coulées de boue. L’atmosphère est psychotique. Le château va couler. Il va flamber. S’ouvrir. La boue se jette sur les remparts. La terre veut enterrer Léon : elle l’appelle. Les éclairs s’abattent sans discontinuer. Ce n’est plus de la pluie, mais des vagues sur les flancs. Tout craque, même si pour l’instant tout tient. Les gendarmes sont encore là, dans la nuée et l’ombre. Ils vont donner l’assaut d’une minute à l’autre !

Pierre lève les yeux et aperçoit en haut de Montahut, sur les pinacles de roche blanche, des flammes. Des flammes ! Les cyprès et les chênes verts brûlent ! Un éclair est tombé sur l’humus sec. Les langues de feu grandissent dans les arbres.

L’orage et l’incendie s’affrontent. La pluie est phénoménale. Des cascades reviennent dans les éclairs. Des torrents de boue dévalent les chemins. Au fond du temple des nuages, Pierre voit briller des arbres de lumière. Les couronnes d’orties brûlent. La pierre fond sous les crocs du chien d’ombre. En l’air, ce sont des odeurs de poivre, d’argile fraîche, de résine, de caramel, de métal, d’oisillon mort, de coquillage cramé. Pierre a reconnu l’incendie de son enfance. Les souvenirs volent autour de lui en pommes de pin enflammées.

Les gendarmes ne voient-ils pas que l’enfer descend de la colline, vers Montrafet ? N’entendent-ils pas ce grondement souterrain ? Croient-ils vraiment que leurs camionnettes suffiront à les protéger ? »
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Même quand il pleut, les ouvriers viennent. Ils travaillent lentement dans des maremmes de boue. Ils ne voient pas les cordons de lavande, les ronces rouges, les bouquets de menthe à la lisière de la colline, ni la luzerne sauvage aux écouvillons violets et aux fleurs à trois doigts ; ils ne voient pas non plus les gîtes des lièvres sous les cèdres. Ou bien ils les voient, mais ils ne peuvent pas faire autrement, car eux aussi ont des maisons, des enfants, des factures à payer et des emprunts à rembourser, des souvenirs…
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Dans l’enfance, Clémence et Pierre croyaient leur père immortel. Ils le croyaient vraiment, parce que Léon le leur avait répété des centaines de fois, et parce qu’il le leur avait même prouvé à deux reprises, en restant trois minutes trente sous l’eau, dans la piscine des Bertrou, et en tenant une braise dans la paume de sa main. (…)
Puis Mamita est morte. S’il avait pu, Léon lui aurait donné son immortalité, mais elle l’aurait refusée, c’est en tout cas ce qu’elle avait dit à Pierre trois jours avant de le quitter : « Tous les parents refusent l’immortalité que voudraient leur léguer leurs enfants. » Alors une pensée lui avait traversé l’esprit, dont le souvenir aujourd’hui est plus tragique que jamais : si les grands-parents peuvent mourir, les parents ne seront pas éternels longtemps.
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François Saltiel s'entretient avec : Guillaume Sire, maître de conférences en science de l'information à l'université de Toulouse Capitole, romancier Pauline Ferrari, journaliste indépendante
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