Qu'est-ce qui définit pour vous un auteur immoral ?
- Un cinéaste peut être immoral à chaque étape de la création de son film: au scénario, au tournage, au montage même. Au scénario, l'attitude qui me déplaît le plus est celle qui consiste à ménager les gens importants pour se moquer des gens inférieurs. Dans la vie ça porte un nom : la servilité. Eh bien, cette servilité, cette bassesse est devenue la règle d'or du théâtre de boulevard. On retrouve cette convention au cinéma, dans tous les films dialogués par Michel Audiard (Les lions sont lâchés, Le Président, etc.). On y voit une vedette écraser tous les autres personnages. Par exemple Gabin qui semble infaillible comme un pape et qui donne des leçons de morale aux plus jeunes. On lui ménage sa scène de colère pour impressionner le spectateur. Il a le beau rôle. Les autres sont là pour le servir. Ils jouent les idiots pour le mettre en valeur. […]
J'ai une profonde méfiance vis-à-vis de tout ce qui sépare le monde en deux : les bons et les mauvais, les bourgeois et les artistes, les flics et les aventuriers. Or, à l'heure actuelle, il y a toute une veine artistique en dehors du cinéma qui se nourrit de ces sortes d'oppositions. Tenez, dans la chanson par exemple : cette manière qu'a Brassens d'opposer les amoureux aux bourgeois, les flics aux prostituées. Or, tout le monde a besoin d'être aimé, tout le monde a droit à l'amour, à commencer par les bourgeois et les flics. On retrouve ce même effet facile chez Prévert ou dans toutes les chansons de Juliette Gréco : « Les imbéciles et les méchants » par exemple.
Mais alors, quand vous avez à mettre en scène un imbécile !
- Cela m'est arrivé et je m'en suis voulu après coup. Vous vous souvenez de l'instituteur des Quatre Cents Coups? Je crois que ce personnage était antipathique aux spectateurs, et c'est dommage. Je le ferais différemment aujourd'hui. Je voudrais que mes personnages soient le plus vivant possible. C'est par leur vie que les personnages s'imposent au spectateur. Il faut que cette vie échappe à toutes les idées qu'a pu s'en faire le spectateur. Il faut arriver à rendre naturel ce qui peut sembler exceptionnel. Il faut que les gens n'aient plus envie de juger les personnages selon leur morale. Il faut empêcher le spectateur - et donc s'empêcher soi-même d'abord - de dominer les personnages. On doit laisser aux personnages toutes leurs chances de salut et toutes leurs contradictions.
Ma religion , c'est le cinéma. Je crois à Charlie Chaplin ,Jean Renoir etc...
La politique ne change donc pas la vie des gens ou la structure de la société ?
La vie est pleine de paradoxes et le cinéma doit refléter ces paradoxes. Dans les soi-disant films politiques, il n'y a pas de vie parce qu'il n'y a pas de paradoxes. Le metteur en scène va au travail en sachant à l'avance qui est l'inspecteur de police corrompu, qui est le promoteur malhonnête, qui est le jeune brave reporter, etc. Pendant longtemps, en France, André Cayatte était le seul metteur en scène à faire ce genre de film. Depuis 1968, il y a eu une vogue de ce que j'appelle le « néo-cayattisme » — qu'en tant que spectateur je refuse absolument de voir, et qu'en tant que metteur en scène je refuse absolument de pratiquer.
Bertrand Bastide - François Truffaut : Correspondance avec des écrivains (1948-1984)