L'excellence en mode mineur
«
Marina van Zuylen explore avec une élégance rare l'un des sujets les plus ignorés de la littérature comme de la vie : les vertus propres à qui n'est pas un "héros". »
J'approuve ce message:)
Je lisais une interview de cette auteure précisément au moment où je publiais ici ma recension de Mulukuku, roman dans lequel le personnage court après sa vie comme une vague somme d'exploits à accomplir, condamné de ce fait à une emprise déceptive*. N'y a-t-il pas d'autre façon de concevoir une vie réussie ?
À Mulukuku, j'y suis revenu ensuite, triangulant une critique des Formes de l'oubli, pile au moment où Babélio lançait une
nouvelle salve Masse critique. Dans la liste, je n'en coche alors qu'un seul, celui-ci, que contre toute attente j'obtiens. C'est le destin qui s'accomplit ! me dis-je, avant de me corriger, puisque le contenu du livre et le contexte qui avait nourri son attente s'opposent ou, plus modestement, prennent à revers ou de côté les élans destinaux et autres quêtes héroïques.
Marina van Zuylen (MVZ) met à l'honneur et en valeur les vertus et satisfactions propres à une vie, disons, moyenne. C'est un cheminement plutôt qu'une démonstration ; donc, pas de leçon à retenir, mais une riche matière à réflexions.
La vie suit-elle un sens unique, comme la devise des JO : plus vite, plus fort, plus haut ? MVZ mène une enquête littéraire, invitant à considérer différemment les personnages réels et fictifs qui peuplent les coulisses et jouent cependant un rôle décisif. Il faut y être attentif : « Les vies suffisamment bonnes qui m'ont le plus appris n'ont pas été vécues comme des performances, ce pourquoi précisément
elles étaient les moins notables. »
MVZ invite alors à prendre au mot « assez bien », qu'on comprendra alors telle que l'adresse aux mères « suffisamment bonnes » du psychanalyste
Donald Winnicott. « Assez bien », non pas « peut mieux faire », mais aussi la bonne médiocrité (aurea mediocritas) d'
Aristote ou Horace qui renvoie au juste milieu, à un moyen terme (l'endaimonia aristotélicienne)...
Éloge des vies minuscules (EVM) se présente en « poste d'observation privilégié des qualités discrètes ». Mais ne se contente pas de les reconnaître. EVM s'interroge aussi sur leur effacement et doute en outre de son propos, n'éludant pas que ces petites distinctions puissent cacher les médailles consolatrices du renoncement. Surtout si
elles sont décernées par les premiers de la classe qui cultivent l'autonomie de l'artiste ou se représentent au sommet de la pyramide de
Nietzsche (pré l'amor fati) réclamant une bonne grosse base pour s'élever.
MVZ doute : « « Pour être honnête, est-il tout bonnement possible de rompre avec l'habitude de voir la vie comme une nette alternance de hauts et de bas, de reliefs et de plateaux ? » Et
Dante porte le fer, fustigent le désengagement comme « l'allure pitoyable des âmes tristes de ceux qui ont vécu sans blâme et sans louange. »
L'auteure suit le fil de sa vie de jeune femme, d'abord quand son exigence d'ascétisme lui filait la jaunisse, puis guidée par les philosophes et romanciers qui « ont su entendre palpiter la vie dans ses manifestations les plus discrètes plutôt qu'écouter les porte-voix de l'universelle ambition. »
Une sorte travail sur soi, entre stoïcisme et coaching bienveillant, tandis que nous sommes gouvernés par un double maléfique, juge impitoyable, source de discordance temporelle : « Comment une chose qui n'existe pas, une version de nous-mêmes au mieux rêvée, peut-elle enfoncer un coin aussi douloureux en nous ? »
Le problème, mais aussi la solution, c'est que de surcroît nous ne sommes pas seul(s). le rapport à autrui s'accompagne d'un regard expectatif sur soi qui fait peser « le plus vivement le syndrome du pas assez bien. » «
La tyrannie du mérite » (
Michael Sandel) nous opprime. « Le mépris envers quelqu'un qu'on ne juge pas assez bon s'ancre dans la relation qu'on entretient soi-même avec l'idée de réputation. »
On en bave souvent de vivre par comparaison, cependant « être défaits les uns par les autres (
Judith Butler) est moins grave que de rester intact, autarcique dans toute notre hubris. »
Il faut parvenir à vivre entre la satisfaction d'être ensemble et l'impulsion à sortir du lot. Alors « pourquoi privilégions-nous systématiquement la pensée introspective sur toute autre forme d'expérience ? » interroge MVZ, défendant les mérites d'une « danse conjointe » entre les êtres humains versus les limites de la performance individuelle et les menaces de la guerre de tous contre tous.
« Aimer un autre être, c'est renoncer à un idéal de perfection. » Mais c'est aussi une autre forme d'excellence. Vive l'empathie, l'imagination sympathique : « Si un moineau vient devant ma fenêtre, je prends part à son existence et picore dans le gravier » (Shaftesbury)
« Éclairer les vies minuscules est le rôle de la littérature. La fiction nous apprend ce que c'est, que d'être constamment sur le fil entre existence et effacement. »
À l'arrivée on aura appris à apprécier la capacité à suspendre son jugement, y compris sur soi-même, à considérer le présent où rien n'est ordinaire, quand tout est moment de vie (
Virginia Woolf), attentif au processus plutôt qu'au résultat. On acceptera que limites soient des atouts plutôt que des obstacles.
On aura appris à « persévérer dans notre être », selon le conatus spinozien, suivant l'exemple du personnage d'Astrov, « l'écologiste » de L'
oncle Vania (
Tchékhov) cultivant ses forêts.
Pas de grandes révélations, c'est la substance du livre : ne jugeons pas notre expérience à sa seule conclusion. « Atteindre ou non ses objectifs est souvent affaire de hasard. C'est le chemin emprunté qui nous définit. » (Rebecca Mead) MVZ a profité de la leçon : « En écrivant ce livre, je mène une enquête qui m'apporte du plaisir, qui m'aide à mieux comprendre ma place dans le monde, et mon rapport à l'échec et au succès. »
J'ai aimé pareillement partager ce livre en faisant l'effort de sa recension.
* de Mulukuku, l'
Éloge des vertus minuscules m'a fait voir l'influence certaine de
Schopenhauer qui m'avait échappé à la lecture. [J'adore que les livres se parlent ainsi, dans une sorte de feuilletée qui se forme dans mes pensées — miam!]