« La force, c'est ce qui fait de quiconque lui est soumis une chose ». Cette définition, nette et tranchante, est le fruit d'une réflexion ininterrompue durant les années 30. Résolument anti-fasciste mais tout aussi résolument pacifiste,
Simone Weil en est venue à s'interroger sur cette notion délaissée par les académies : la force. de Réponse à une question d'Alain à Réflexions sur la barbarie en passant par Méditation sur l'obéissance et la liberté, elle cherche à saisir la spécificité de cette énergie aveugle qui fait qu' « on est toujours barbare envers les faibles ». Car c'est cette énergie, ou cette pesanteur, qui régit les rapports sociaux, bien plus que les ressorts économiques qui obsèdent le marxisme.
Simone Weil appelle de ses voeux le
Galilée des sciences sociales capable de mettre en lumière les forces qui s'affrontent sourdement dans nos cultures dites modernes. Elle pourrait, elle voudrait être ce
Galilée, bien sûr – mais il lui manque une entrée, une prise intellectuelle. Ses écrits proprement politiques sont trop myopes, elle le sent, trop prisonniers des contingences présentes pour prendre la hauteur suffisante. Alors elle ira puiser à la « source grecque » pour ce qui sera l'un de ses derniers écrits, sous l'ombre de la deuxième guerre mondiale:
L'Iliade ou le poème de la force.
A la fois étude littéraire, essai historique, ethnologique et philosophique, ce texte dense propose une idée simple mais aux implications subtiles. Citant abondamment
Homère dans une traduction personnelle,
Simone Weil décline les différentes facettes de cette puissance de réification, côté vaincu bien sûr, qu'il soit devenu cadavre, suppliant ou esclave, mais aussi côté vainqueur : « le vainqueur du moment se sent invincible », tel est le piège de la force dont la loi est la constante réversibilité. Celui qui domine par les armes perd toute lucidité, sombrant dans la fameuse hybris, la démesure fatale, parce que la guerre apparaît tout d'abord irréelle, jeu ou théâtre, puis paralyse l'esprit en l'empêchant d' envisager un autre horizon que la mort. Avant les ravages physiques, c'est la mutilation spirituelle : « Qu'un être humain soit une chose, il y a là, du point de vue logique, contradiction ; mais quand l'impossible est devenu une réalité, la contradiction devient dans l'âme déchirement ».
On retrouve ici au plus haut degré les paradoxes de la pensée de
Simone Weil : elle se montre d'une humilité et d'une attention extrême à la parole d'autrui, donnant à entendre les magnifiques vers de l'Iliade sans chercher à briller aux dépens de son sujet ; mais dans le même temps elle affiche l'ambition démesurée de révéler une vérité enfouie et décisive. Et si sa pensée se déploie hors de tout système philosophique pré-établi, elle n'en cherche pas moins une clé, un principe d'explication générale. Chez elle, les tournures d'atténuation sont bien rares et le conditionnel a la puissance de l'indicatif. Si elle évoque les « moments lumineux » de l'Iliade, gestes d'amour et images poétiques, ce n'est pas, à la façon d'une
Jacqueline de Romilly, pour sonder l'humanité qui baigne l'épopée entière, mais pour montrer qu'il s'agit de miracles fugaces, qui participent par contraste à « cette amertume qui procède de la tendresse ». Peu de nuances donc, mais une aptitude à saisir un éclairage oblique, ici l'extraordinaire équité qui rassemble Grecs et Troyens dans une communauté de destins.
Comme dans tous ses écrits, mais ici de manière particulièrement éclatante, sa lecture d'
Homère ouvre de larges brèches, établit des liens étonnants, entre la némésis grecque et le kharma oriental, ou encore entre l'Iliade et les Evangiles dans lesquelles elle trouve la même loi spirituelle, entre pesanteur et grâce. Et loin de s'en tenir à une approche purement théorique des grandes oeuvres, elle y distingue les échos de son époque et des temps futurs, là encore avec une âpre lucidité : « Ils retrouveront peut-être le génie épique quand ils sauront ne rien croire à l'abri du sort, ne jamais considérer la force, ne pas haïr les ennemis et ne pas mépriser les malheureux. Il est douteux que ce soit pour bientôt ».