Ce roman m'a laissé une drôle d'impression… L'ambiance, les personnages, le lieu, tout a un côté malsain, et ça m'a rebutée. D'un autre côté, cette atmosphère est la preuve que l'auteure a su transmettre le ressenti de son personnage principal – et donc, il faudrait qualifier cela de réussite. Mais je ne sais pas, c'est quand même un roman jeunesse destiné aux ados, et il y a des passages vraiment déroutants qui m'ont mise mal à l'aise.
Pour commencer, le comte et la comtesse sont présentés sous leur plus mauvais jour : dès sa première apparition, Madame de la Guillardière pousse des hurlements de goret parce qu'il y a un oiseau dans la maison, et juste après sa crise elle se permet de traiter avec hauteur le personnel ainsi que Gabriel (qui ont résolu son problème) ; et Monsieur le comte apparaît très vite comme un pervers. Les scènes suivantes ne font que confirmer cette première impression, et le plus ironique, c'est que malgré cela, ils ont systématiquement l'air de gens bien sous tous rapports.
J'ai trouvé ces personnages particulièrement caricaturaux. Ils sonnent leurs domestiques, ils sont froids et hautains comme s'ils ne s'estimaient pas du même monde, ils ont des amis importants, ils sont riches à millions, ils vivent dans une autre époque parce que le passé leur paraît avoir plus de valeur, ils sont catholiques pratiquants… Tous les clichés sont réunis. Je sais bien qu'il y a des gens comme ça dans la noblesse, mais ce n'est pas la majorité. La plupart vivent dans un château en ruine (quand ils en ont encore un), certains ne sont plus pratiquants, et presque personne n'a de domestique.
Jo Witek s'applique à aligner les idées reçues pour les rendre antipathiques, et pourtant elle a oublié la plus capitale : le blason. le symbole même de la famille et de son histoire, la fierté de toute maison noble, et elle n'en fait aucune mention. M. le comte ne fait d'ailleurs pas une seule fois allusion à l'histoire de la famille devant ses petits-enfants. Selon moi, ce cliché aurait pu être le plus important de tous parce qu'il est vrai. Je suis issue de ce milieu, et toutes les personnes que j'y ai croisé ont leurs armoiries quelque part : sur une chevalière, sur des archives, en tableau, dans un document… Avec tout le fric que les La Guillardière possèdent, Madame la comtesse n'a même pas de chevalière ? Mais c'est terrible ! Cela ne doit lui servir à rien de relever le petit doigt quand elle boit son thé.
Il est toutefois possible qu'ils ne soient pas issus de la noblesse d'épée, mais de robe (juste ciel !), voire que leur anoblissement soit tellement récent qu'ils n'ont pas d'histoire à proprement parler… Mais c'est dommage que l'auteure n'ait pas abordé ces sujets. Au vu de la personnalité des hôtes de Gabriel, ils auraient adoré faire étalage de leur histoire familiale.
À côté de cette génération un peu pète-sec, il y a les petits-enfants. Et (malheureusement), le comportement que leur prête l'auteure est très juste. Ils ont le fric, ils ont de l'espace, ils ont des libertés. Logiquement, ils essayent d'en avoir encore plus, de braver les interdits (boire de l'alcool, se saouler chez les grands-parents, coucher à droite et à gauche…). Gabriel n'est pas comme eux et ressent un profond fossé entre leur monde et le sien. Mais que lui importerait, à lui qui est si solitaire, qui a tant de mal à se mêler aux gens de son âge, s'il n'y avait Éléonore ? Son problème, c'est qu'il éprouve le puissant besoin de se rapprocher d'elle. Et c'est là que le bât blesse : il ne peut pas. Son coeur crie à l'injustice de ne pas être comme eux, il est frustré, il essaye d'aller à l'encontre de sa nature, mais il n'y parvient pas.
Jo Witek met beaucoup en avant la notion de hiérarchie qui a lieu dans ce château, et ça favorise l'étrangeté de l'ambiance du Domaine. le héros se fait souvent servir par sa mère, Florine, qui n'est que domestique, et cette situation est très inconfortable pour lui. Il se retrouve à un grade supérieur au sien parce qu'il est un invité de la maison, alors même qu'il est venu avec elle pour la soutenir… Cette situation est très ambiguë et dérangeante.
En revanche, il y a quelque chose que je ne m'explique pas. Pour quelle raison le héros se trouve-t-il mal dans les forêts du domaine ? Lui qui aime le calme, les plantes et les oiseaux, qui a déjà dormi dehors à plusieurs reprises pour étudier l'environnement, l'auteure n'a même pas pris la peine de donner une raison à son malaise. Il entend certes une présence (qui n'est pas due à son imagination) et cela l'inquiète, mais elle n'est pas systématiquement là. Il y a autre chose.
Je crois aussi que Gabriel psychote beaucoup, dans cette maison. Ce n'est pas parce que M. de la Guillardière surnomme Kun-Thea « Thea » qu'il la rabaisse forcément ou s'efforce de l'occidentaliser malgré elle. Ce n'est pas parce que sa jupe remonte quand elle pousse son fauteuil roulant qu'il a fait exprès de lui choisir cette tenue – mais enfin, elle POUSSE son fauteuil, comment pourrait-il voir ses fesses ? le seul qui le remarque, c'est Gabriel – même les petits-enfants n'y font pas allusion une seule fois. D'ailleurs, j'ai trouvé que c'était son attitude à lui qui était la plus rédhibitoire : qui espionne les autres à l'aide de jumelles ? Qui prend des notes sur les activités de la maison heure par heure ? Qui fantasme sur Éléonore ?
Mais c'est peut-être justement ce que voulait l'auteure : qu'on ne sache pas qui est la source de cette ambiance pesante. Les La Guillardière ont certes des défauts, mais le comportement de Gabriel est également répréhensible.
La fin est très frustrante. Tout s'achève en queue de poisson ; et en refermant le livre, je n'ai pas trop su quoi penser de cette lecture. Est-ce que j'ai aimé ? Est-ce que j'ai détesté ? Ni l'un ni l'autre. Ce roman se range pour moi dans les inclassables.