Je referme le livre, relève la tête, regarde les objets qui m'entourent, j'hésite …
Mes yeux s'abaissent, croisent une fois de plus la couverture du livre, ce visage buriné, fouetté d'intempéries,
ces yeux ivres de bleus … J'y plonge.
Tour à tour incisif, tranchant comme une lame, passionné, rude, irritant, dérangeant,
puis subrepticement nostalgique, émouvant et si souvent poétique dans sa façon de « me » conter les houles, les vents et les couleurs des différents océans, Kersauson me bouscule, me chahute , m' illumine ou m'attendrit.
Sa pertinence me claque aux joues, je bouillonne … m'abandonne.
Surprenante description que ces « portraits de mers » ciselés comme un orfèvre,
dont je retiendrai celui qui sans doute me tient le plus à coeur, celui de la mer d'Iroise :
« Ouessant, Sein, Molène, l'une des zones du monde où il y a le plus de bouées et de balises, de phares et de feux.
Entre l'île de Sein, le Four, Ouessant, la pointe Saint-Mathieu, le cap de la Chèvre, la pointe du Raz,
tout n'est qu'un jardin d'épines sur une mer médiévale qui se défendrait contre les intrus.
Au couchant on dirait un orchestre des ténèbres où brille l'éclat des cuivres. Un accordéon de récifs sur lesquels
viennent culbuter les forts courants. C'est la mer des grandes nefs et des grandes orgues …
L'Iroise est une mer sanguine qui plante ses couverts dans la table … Une mer habitée par le vent …
Une mer de souffrance … qui meurtrit, blesse et mord jusqu'au sang.
C'est le royaume de la peinture à l'huile. Quatre saisons dans la même journée …
L'Iroise c'est ma tapisserie d'Aubusson. »
Mu par un déterminisme et une volonté qui me saisit, Kersauson me semble taillé dans la roche,
inébranlable, imperturbable, parfois presque intouchable.
En lui depuis l'enfance cette irrépressible envie de « partir », voyager, courir le monde ... Je l'envie.
C'est l'Océan son miroir d'immensité, de liberté, de dépouillement et d'absolu,
c'est dans ses teintes qu'il se retrouve, c'est dans son souffle qu'il se ressource … Je le suis.
« Je fais confiance au voyage pour qu'il me conduise dans le tourbillon émotionnel du monde …
C'est toujours comme ça que j'ai vécu le voyage. Cette infinité de bleus, de lumières
et ces arrivées de nuit ouvrent mon coeur en deux. »
« Pour moi, là où il n'y a pas de mer, le monde est gras, il sent l'humus, la glaise ou la ville ;
sans la mer, ça ne peut pas être joli ! La terre ne m'intéresse pas du tout,
sauf quand elle est frangée de mer, alors elle est belle … »
« Prendre la mer … C'est l'extraordinaire tentation de l'immensité.
La mer c'est le coeur du monde. Vouloir visiter les océans, c'est aller se frotter aux couleurs de l'absolu »
A peine trois pages sur
Eric Tabarly, à peine trois mots, mais tout est dit, fort :
« C'était mon maître.»
Et puis cette brume aux yeux quand dans « l'à peine » surgit la peine, un sombre soir de juin 98 …
Je larme, touchée par ce passage où « l'intouchable » est vulnérable.
J'avale « sa » Polynésie, les Antilles, l'Asie ou l'Angleterre … anecdotes, aquarelles …
J'avale tout, avide jusqu'à la fin …
Je reviens sur
Tabarly …
C''est là que je m'arrête, émerveillée et proche,
C'est là que je m'arrête, au ras de l'eau, au milieu d'un silence, au bord d'une solitude, pleine.
Je referme le livre, relève la tête, regarde les objets qui m'entourent, les quitte
Je prends mon rien de rêve, mon tout de vie, monte sur le « tapis volant »
Ivre de bleus … j'y plonge.
Je vais, moi aussi, rejoindre « les griffures de la mer ».