Tout paraît vrai, à un détail près : Pascal Ertanger n'existe pas. Son parcours, son ambition, son environnement tant économique que social ou technologique, pourtant, existent bien. C'est que, pour écrire une histoire économique française de la fin du 20ème siècle,
Aurélien Bellanger a eu le besoin d'élargir son propos : la fiction vient au secours de l'histoire. Premier de ses romans qui inscrivent la modernité technologique dans le genre romanesque,
La théorie de l'information est tout à la fois la narration d'une ascension individuelle, l'histoire d'une épopée industrielle française et la genèse d'un mouvement au potentiel bouleversant pour l'avenir, le transhumanisme. Si la critique se focalise aisément sur l'aspect fictionnel du roman, il n'en demeure pas moins que cette façon de narrativiser la modernité - dans ce qu'elle a aujourd'hui de plus banal en même temps que déroutant - place l'auteur dans une position tout à fait originale dans la littérature française actuelle.
Évacuons tout de suite l'identification de Pascal Ertanger à
Xavier Niel. L'inspiration, si elle est évidente, n'est pas si pertinente pour analyser le roman qui, par nature, n'est pas une autobiographie. Pascal Ertanger naît et grandit dans la petite bourgeoisie francilienne. A huit ans, un grave épisode d'asthme lui fait entrevoir la mort. le monde physique ne veut plus de lui : il se réfugie dans le monde virtuel. Adolescent geek avant l'heure, entrepreneur à succès dans le domaine du Minitel, investisseur avisé dans les sex-shops de la rue Saint-Denis, pionnier enfin d'internet, Ertanger vit une success-story sans obstacles. Un à un, il gravit les échelons d'une pyramide consumériste inspirée par Maslow. Ses premiers gains lui paient un ordinateur. Puis viennent la chambre de bonne parisienne - synonyme d'indépendance -, la voiture avec téléphone cellulaire intégré, l'appartement sur les Champs-Elysées, le manoir à Garches, le golf privé ... Homme à la fortune incommensurable - d'abord parce que celle-ci repose sur des valeurs virtuelles, et que l'argent que lui rapportent ses affaires du Minitel et d'internet n'est jamais aussi matériel que les billets que lui reverse Houillard, son associé du sex-shop -, Ertanger satisfait chacun de ses besoins matériels et sociaux, gagnant l'estime de ses clients et contributeurs, mais aussi l'animosité de ses concurrents économiques, avant de se tourner vers des besoins d'ordre spirituel. L'homme, déchargé de ses servitudes matérielles, se tourne vers Dieu. Plus prosaïquement, Ertanger apparaît comme le modèle français du self-made-man. Il vient de Velizy, c'est-à-dire de nulle part, et le seul titre de gloire de sa famille provient d'un aïeul, inventeur et éponyme d'un système de commutateurs. Ertanger construit ses succès sur son seul sens des opportunités et bataille même contre l'Etat, ou contre les entreprises supportées par l'Etat, comme France Télécom. de là lui vient une image idéale de libertaire qui n'hésite pas à s'aventurer aux confins de la légalité pour mener à bien ses projets : ainsi l'annuaire inversé qu'il met en oeuvre en aspirant toutes les données en libre accès de l'annuaire de France Télécom. À l'image de
Bill Gates ou de Sergeï Brin, Pascal Ertanger tire une partie de son pouvoir de son image de génie de l'informatique qui est au bon endroit au bon moment, avec les bonnes idées. Pour autant, on s'interroge sur les motivations profondes de l'homme. L'argent n'est jamais vraiment évoqué, sauf pour attester de la réussite. Millionnaire et milliardaire deviennent des accomplissements qui valent presque pour eux-mêmes : on en doute. Ne pas le faire relèverait d'un angélisme béat.
Au-delà de la destinée d'un homme,
La théorie de l'information propose aussi une véritable épopée industrielle française de la fin du vingtième siècle. La spécificité française du Minitel est remarquablement présentée, comme tous les aspects documentaires du livre. Apparaissent, page après page, les débuts du Minitel, l'essor du minitel rose puis, évidemment, internet et son aspect, son réseau, ses parts de marché. Avec le Minitel s'opère une révolution technologique, qui définit un nouveau rapport au monde. Si le Minitel est virtuel, il est cependant accessible avec de l'argent réel, donne du vrai plaisir physique, occasionne de vraies souffrances. Les années dorées du Minitel se terminent à la fin des années 1990 avec la montée en puissance de l'ordinateur. Deux systèmes s'opposent : le réseau sécuritaire mais limité du Minitel contre le réseau libre et plus fragile d'internet, le modem contre le microprocesseur, les Etats-Unis contre la France. La montée en puissance d'internet donne à l'ordinateur un avantage décisif en l'ouvrant au réseau. de technologique, l'épopée devient ensuite commerciale.
Aurélien Bellanger retrace les rivalités entre les grands fournisseurs d'accès à internet où l'argent, naturellement, joue un rôle majeur. Avec son fournisseur nommé Démon, Ertanger pratique la guerre des prix et réussit à donner à sa marque low-cost une image de luxe.
Particulièrement présente dans la troisième et dernière partie, mais aussi sous-jacente tout au long du roman, notamment avec les développements sur
la théorie de l'information de
Claude Shannon, transparaît une genèse du transhumanisme. Ce courant philosophique est présenté, dans le roman, comme le nouvel espace de la religiosité contemporaine. Ertanger en est un prophète, omnipotent par sa puissance financière et adulé pour sa vision supposément libertaire du monde. Ertanger se veut démiurge, créateur d'un homme nouveau. En cela il est un symbole d'une société sans repères spirituels et en quête de sens. Dans le roman, c'est bel et bien la nouvelle puissance de l'information - on parle, dès les années 1980, des autoroutes de l'information - qui engendre le transhumanisme. La thèse du roman est peut-être là : nos sociétés, particulièrement occidentales, sont entrées dans un nouveau paradigme où le moteur de l'évolution n'est plus l'énergie mais l'information. le Minitel était une voie, avec ses annuaires et ses services payants, qui s'est révélée inefficace pour devenir le mass média par excellence, qualité dévolue à internet. Celui-ci mêle, avec une efficacité redoutable, l'immédiateté temporelle, l'interactivité totale entre ses utilisateurs et la puissance d'une diffusion potentiellement mondialisée. Ce nouveau paradigme aurait été annoncé par l'article de
Claude Shannon de 1948 dont
Aurélien Bellanger nous fait un résumé. C'est l'information qui, en permettant à la fois le mouvement perpétuel de la matière tout comme la réduction de l'entropie, ouvre la voie à une informatique et à une robotique capables de transformer la vie humaine sur Terre. Partant, dans un monde nouveau, maîtriser les codes - comme le fait Ertanger - donne une position éminemment supérieure. Ainsi le transhumanisme, par son aspect religieux, produit des démiurges, créateurs de lien social, de connexion au monde, de sens, de dépendances aussi (aux amours virtuelles avec le Minitel, à l'information économique ou politique ...), de besoins et de manques, d'une nouvelle façon de voir le monde.
Roman à la documentation impressionnante, le livre d'
Aurélien Bellanger souffre d'une narration quelque peu poussive en ce qui concerne les passages de fiction pure. D'autre part, l'ultime partie sur le transhumanisme est assez absconse, ne serait-ce que par sa dimension langagière. Partant, une question se pose : cette philosophie est-elle la lubie d'un happy few ? Quoiqu'il en soit, comme pour les autres romans de Bellanger - auquel celui-ci est très lié -, la lucidité du personnage principal le pousse à rechercher la solitude et la coupure avec le monde moderne. Voilà, s'il le fallait, la preuve de l'échec de notre monde contemporain à réellement créer de l'humanité.