Gilles Sebhan avait déjà consacré à la figure littéraire de Tony Duvert un premier essai, "
Tony Duvert, l'enfant silencieux", paru en 2010. Il a éprouvé le besoin d'écrire un second essai biographique intitulé "
Retour à Duvert" (2015), car le premier livre se fondait selon lui sur une documentation insuffisante et avait besoin d'être revu et complété. Aussi, "l'enfant silencieux" avait valu à l'auteur beaucoup de courrier et de réactions, qui rendaient nécessaire ce "
Retour à Duvert", qui, semble-t-il, ne répète pas le premier ouvrage mais le complète et le parfait.
Pourtant,
Tony Duvert n'est pas, dans la littérature française contemporaine, une figure bien connue ni beaucoup lue. Sebhan va jusqu'à le qualifier de "dernier maudit" (p.126), "puisque ce sont ses proches qui se chargent encore d'enfouir une partie de son oeuvre. On n'a plus l'habitude d'autant d'ombre dans les vies de nos contemporains, autant de mystère autour des créateurs. L'art brut s'expose et se vend. On va dans les asiles pour découvrir les travaux des malades et on en fait des livres. Il faut vraiment se cacher très loin en soi-même pour demeurer en-deçà de la biographie. Mais Duvert est un auteur unique, puisque tandis qu'on supprime les preuves de son existence, qu'on scelle ses écrits dans des coffre
s au lieu de les publier, son mystère brille plus fort." (ibid) Il est en effet étonnant qu'un Rimbaud, qu'un Artaud, soient devenus des étoiles de première grandeur, alors que les textes inédits de Duvert soient jalousement gardés par son éditeur qui refuse de les communiquer.
On pourrait croire que les moeurs de l'auteur entrent pour quelque chose dans cette disparition. Pourtant, Duvert révèle dans les lettres que Sebhan cite de lui, que son comportement personnel est longtemps resté chaste, qu'il n'a été qu'un pédophile en rêve et en écrit, bien plus qu'en actes : il souligne avec amusement qu'en France (celle du gauchisme culturel issu de 68), on peut tout écrire, mais ne rien faire, à l'opposé du Maghreb où il est allé une fois sur les traces de
Gide et d'autres, où tout est faisable, mais où l'on ne doit rien dire ni écrire. On pourrait reprendre à son compte ce vers latin que Rousseau utilisait pour lui-même : "lasciva nobis pagina, vita proba", nos écrits sont immoraux, mais notre vie honnête.
Les choses ont changé aujourd'hui, et le gauchisme culturel a dû céder devant la réprobation littéraire et morale qui entoure à juste titre l'expression écrite de la pédophilie. Toutefois, l'enfouissement de Tony Duvert est probablement dû à d'autres raisons que la seule morale, lui qui "imaginait l'amour des enfants, non pas seulement comme une question de moeurs, mais bien au-delà comme une remise en cause de la société et de ses fonctionnements. On en sera au choix étonné, intéressé ou consterné mais la pédophilie constituait dans son esprit une utopie pour demain et un terrain de réflexion. Car ce qui était en jeu pour lui, c'était la redéfinition de l'enfance, sans quoi l'homme n'a pas de sens, c'était la seule chose qui lui importait, de connaître la vérité et le secret de cette chose-là." (p.114)
Ce que
Gilles Sebhan écrit à propos de son auteur, vaudrait aussi dans une certaine mesure pour
Guillaume Dustan, et sans doute d'autres écrivains marginaux de notre temps : les moeurs pour eux ne sont pas seulement de la sphère privée, mais au contraire, toute déviation, toute perversion, est porteuse d'un projet politique, social, voire sociétal, valable pour tous. Cela donne à la littérature contemporaine un certain accent qui aide à la concevoir. Ces créateurs d'avant-garde ne sont peut-être pas très éloignés, dans le domaine littéraire, des groupes de pression LGBT actuels, qui fondent leur action politique sur leurs particularités anatomiques ou leurs choix de vie.